Relier plutôt que séparer

Relier plutôt que séparer

Les langages humains, – particulièrement peut-être, ceux de l’Occident – présentent la particularité de trop mettre l’accent sur les choses séparées. (1)

 

Dans « Le Macroscope », son ouvrage toujours de référence, plus de quarante ans après sa parution, Joël de Rosnay présente ce trait comme premier dans l’opposition schématique qu’il propose sous forme de tableau entre l’approche analytique et l’approche systémique. Cette dernière « relie: (elle) se concentre sur les interactions entre les éléments.« , tandis que celle-là « isole: (elle) se concentre sur les éléments. » (2)

 Centrer son attention sur les relations plutôt que sur les éléments, qu’est-ce à dire? En quoi cet accent sur les relations, les rapports, les interactions, représente-t-il tout à la fois une caractéristique majeure de l’approche complexe et une difficulté à appréhender ce mode de pensée?

Plus que d’autres sans doute, Bateson a souligné à cet égard le rôle du langage comme instrument de pensée, -partiellement- inadéquat pour rendre compte de cet accent sur les relations.  Mais il est loin d’être le seul. Nous avons pu examiner ailleurs (3) comment plusieurs vulgarisateurs de l’approche complexe ont régulièrement recours à divers artifices (chez de Rosnay, les schémas et les dessins; les flèches et les tirets de Morin, les anecdotes et les métalogues de Bateson…). Pas un ouvrage de présentation de l’approche systémique n’est exempt des schémas, dans lesquels des flèches illustrent la spécificité d’un raisonnement “circulaire” plutôt que “linéaire”.

Le recours à de tels moyens peut se laisser interpréter comme une indication de ce que ces auteurs considèrent , plus ou moins explicitement selon les cas, que le langage écrit, par ses accointances avec la pensée et le mode de raisonnement traditionnels, -un mode de raisonnement que conteste précisément l’approche qu’ils cherchent à vulgariser-, ne se présente pas, si l’on a recours à cette seule ressource, comme un support adéquat pour décrire et rendre intelligible la nouveauté de l’approche complexe.

Pour ces raisons, il importe de s’interroger sur la manière dont se caractérise le langage en tant que support privilégié de raisonnement et de communication.

Examinons donc maintenant ce point, particulièrement crucial au vu de nos préoccupations pour l’apprentissage. La citation de Bateson, notée en exergue, nous met sur la voie. Présentons donc la teneur ce cet argument, avant d’en tirer les conclusions pour notre objet.

On sait que les langues indo-européennes ont pour structure de base la logique du sujet et de prédicat. Cette structure permet d’affirmer quelque chose (une qualité, un état…) à propos d’un sujet quelconque. Cette structure nous est à ce point familière qu’il nous est difficile, voire impossible, de concevoir qu’un langage et corrélativement le raisonnement basé sur ce langage puissent ne pas procéder de la sorte. Mais cette évidence – ou cette impression d’évidence – ne nous dispense cependant pas de l’interroger, ce que va nous permettre de faire cette citation de Gregory Bateson.

Les langues occidentales, en général, ne se prêtent pas à la discussion des relations. Nous commençons par nommer les parties, si bien qu’ensuite les relations entre ces parties apparaissent comme des prédicats attachés habituellement à l’une ou l’autre et non aux deux (ou plus) entre lesquelles existait la relation. (4) 

 Ainsi la langue, en tant que « technologie de l’intelligence » selon la formule de Pierre Lévy, (4) nous incite davantage à nous préoccuper des « choses individuelles », – un mot pour chaque chose – qu’aux relations entre ces choses et moins encore, pour passer à un niveau logique supérieur, à l’organisation de ces relations.

Conséquence de telles affirmations: la nécessité d’une interrogation fondamentale sur le langage et son rôle crucial, tant en ce qui concerne la façon dont nous organisons nos perceptions du monde phénoménal qu’en ce qui a trait à nos capacités de raisonnement et d’action.

C’est précisément sur quoi ont porté les travaux d’Alfred Korzibsky, dont on connaît généralement l’expression: « La Carte n’est pas le Territoire ». Mais il affirme plus spécifiquement, en s’appuyant, tant sur des données de la neurophysiologie que l’anthropologie:

 

Tous les langages possèdent une structure d’une certaine sorte, et chaque langage reflète dans sa propre structure celle du monde telle que l’ont présumée ceux qui ont développé ce langage. Réciproquement, nous projetons dans le monde, la plupart du temps inconsciemment, la structure du langage que nous employons>. (5)

C’est ici essentiellement la seconde partie de cette citation qui nous importe. Elle insiste sur le fait que ce sont les catégories du langage – de notre culture – qui organisent notre perception, notre conscience des phénomènes. Ce sont ces catégories qui, dans le brouillard des perceptions, nous permettent de repérer constantes et différences.

Il n’est pas simple d’admettre de telles affirmations, tant elles remettent en cause les bases fondamentales de notre « vision du monde ». Pourtant, on ne perçoit jamais aussi bien ces arguments que lorsque nous sommes confrontés à des représentants de cultures qui ne disposent pas des mêmes bases organisatrices des perceptions du monde phénoménal, parce que les structures de base du langage qui caractérisent ces cultures sont plus ou moins essentiellement différentes.

Cette question est par exemple traitée en un lieu où on ne s’attendrait peut-être pas à la rencontrer, en l’occurrence l’ouvrage de référence que constitue « La Théorie Générale des Systèmes », de Ludwig von Bertalanffy. Le chapitre X, intitulé « La relativité des catégories », prend comme point de départ des éléments d’anthropologie et de linguistique, pour s’interroger sur les conséquences de différences radicales entre les langages, non seulement quant aux visions du monde qui y sont associées, mais également quant au rôle de ces axiomes langagiers, comme fondements non interrogés des catégories avec lesquelles raisonnent, non seulement les sujets dans des situations de vie quotidienne, mais également la science. La catégorie basique du temps est ici prise en exemple particulièrement significatif. En ce sens, la logique formelle, à vocation universelle, serait davantage la formalisation de la structure des langages indo-européennes.

Une citation, pour illustrer ce propos:

Le Hopi ‘n’a aucune notion, aucune intuition du temps comme un continuum qui s’écoule uniformément, dans lequel tout l’univers se déroule au même taux venant du futur, traversant le présent, allant vers le passé.’ (Whorf,1952, p. 67) A la place de nos catégories d’espace et de temps, le Hopi distingue plutôt  ‘l’évidence’, tout ce qui est accessible aux sens, sans distinction entre présent et passé, et ‘l’inconnu’, qui comprend le futur aussi bien que ce que bous appelons ‘le mental’.

            On peut donc voir ces soubassements les plus structurants de la langue comme les catégories non conscientes à partir desquelles nous organisons nos perceptions du monde, mais aussi au travers desquelles nous raisonnons et nous organisons notre action. Or, une des bases essentielles des schémas mentaux dont nous sommes les débiteurs envers notre langue est précisément celle du sujet et du prédicat ou encore, pour la resituer dans l’ordre de la connaissance, celle de la substance et de l’attribut, que nous devons à la logique aristotélicienne.

Revenons à Bateson. Selon lui, les erreurs épistémologiques que cette logique sujet-prédicat nous amènent à faire peuvent ne pas s’avérer très graves dans la vie courante. Il s’agit simplement d’une façon de s’exprimer qui peut suffire à faire face à la plupart des situations que nous avons à rencontrer.

Si je dis que la table est ‘dure’, je vais au-delà de ce que mon expérience attesterait. ce que je sais, c’est que l’interaction ou la relation entre la table et quelque organe ou instrument sensoriel présente un caractère particulier de dureté différentielle que le vocabulaire ordinaire ne me permet malheureusement pas de décrire, mais que je déforme en ne référant le cas particulier de la relation qu’à l’une des composantes de cette relation. (7)

Paraphrasons cette citation, quelque peu embrouillée, convenons-en. Ce sur quoi Bateson insiste, c’est ceci. Lorsque, après avoir heurté la table de mon poing, j’affirme que la table est dure, je ne rends pas correctement compte de mon expérience et je me laisse tromper par la structure linguistique sujet-prédicat. J’attribue à la table une qualité qui lui serait essentielle, définitoire, quand mon expérience relève davantage d’une comparaison, d’une relation, en l’occurrence, entre la table et mon poing. Il serait déjà plus correct d’affirmer que « la table est plus dure que mon poing », quoique cette formulation présuppose encore l’existence d’une qualité abstraite de dureté. Si, au lieu de heurter la table de mon poing, j’utilise un poinçon ou une foreuse, la table tout à coup paraîtra beaucoup moins dure, moins dure aussi que le mur contre lequel je pourrais également utiliser ces accessoires…

Nous retrouvons donc ici l’idée centrale de comparaison, de perception/constatation d’une différence, une idée que nous avons déjà examinée dans la section consacrée à la distinction entre le Pleroma et la Creatura.

Dans les différents domaines de la vie quotidienne, ce genre « d’erreurs épistémologiques » ne porte sans doute pas à grandes conséquences. Malgré elles, nous sommes la plupart du temps capables de nous débrouiller dans le monde des objets. Par contre, ce genre d’erreurs est peu compatible avec une démarche scientifique.

Reprenons alors l’exposé de Bateson, quasi là où nous avions interrompu la citation:

C’est toujours la relation entre les choses qui est le référent de toutes les propositions valides. Et l’idée selon laquelle la ‘dureté’ serait immanente à un seul terme d’une relation binaire est bien une idée humaine. (8)

Dans le plus pur style Bateson, cette citation ramasse en deux courtes phrases deux idées considérables, centrales pour notre propos. D’une part, il réaffirme la nécessité épistémologique de construire de la connaissance par comparaison, en d’autres termes, par la prise en compte des relations et des différences. Cette première affirmation est formulée plus explicitement dans ce passage:

Une manière plus précise de parler serait de souligner que les ‘choses’ sont produites, c’est-à-dire qu’elles sont vues comme séparées d’autres ‘choses’ et qu’elles sont rendues ‘réelles’ par les relations internes et par leur comportement vis-à-vis d’autres choses et vis-à-vis du sujet parlant. (9)

D’autre part, il sous-entend la nécessaire méfiance à l’égard des structures de raisonnement constitutives du langage, ce qui est plus explicite dans ce passage:

Le langage ne cesse d’affirmer par la syntaxe du sujet et de l’attribut que les ‘choses’ ‘possèdent’ des qualités et des propriétés. (10) 

 

Se méfier du langage

Reprenons à ce stade, l’argument de cette section. Un des traits définitoires de l’approche complexe peut être formulé dans l’expression: « Relier, plutôt que séparer. » Cependant, le caractère anodin et d’évidence de cette assertion ne doit pas faire illusion: il ne s’agit pas seulement d’un conseil instrumental, d’un simple précepte qu’il suffirait de respecter, si l’on veut penser des termes complexes. Ce dont il s’agit, c’est de bien « voir » en quoi ce repère remet en cause des modes de pensée qui sont inscrits au plus intime de la structure de notre langage, à un point tel qu’il nous est quasi inimaginable d’envisager qu’il puisse en être autrement. Ne citons qu’un exemple. Il est bien sûr beaucoup plus simple d’attribuer le « retard scolaire » d’un enfant à un trait quelconque de son caractère plutôt que de saisir en quoi ces conduites prennent sens au sein du système familial. Elles peuvent ainsi contribuer ainsi à en maintenir l’équilibre, elles peuvent permettre la non apparition d’un autre problème voire en préserver l’existence même. Affirmer que cet enfant est dyslexique ou caractériel revient, conceptuellement parlant, à « couper la relation » entre cet enfant et le reste du système familial; ce qui est en conformité avec la structure sujet-prédicat que nous avons pointée plus haut. Et ce que conteste précisément la caractéristique de l’approche complexe que nous examinons ici.

Affirmer la nécessité de relier, plutôt que séparer, revient alors à s’en prendre à notre langage lui-même, pourtant « technologie de l’intelligence » et de la communication par excellence. Il nous faudrait alors paraphraser Edgar Morin, en adaptant au langage ce qu’il souligne ici à propos de la vue:

Méfions-nous de nos yeux, bien que ce soit à eux seuls que nous puissions faire confiance. (11)

Ou encore: 

...c’est ce qui nous permet de voir qui nous empêche de voir; c’est ce qui nous guide qui nous égare. La pensée est capable de rendre invisible le visible. Les idées et les mots, nécessaires à toute conception, nous abusent et nous rendent aveugles. (12)

Mais les choses ne s’arrêtent pas là: s’en prendre au langage et aux découpages qu’il nous impose au sein du monde phénoménal ne constitue pas seulement un mise en doute de nos capacités individuelles de conceptualisation. Les références à l’anthropo-linguistique évoquées plus haut peuvent suffire à le montrer: cette attention au langage met également en jeu notre appartenance à une communauté linguistique, à un réseau culturel, à une identité sociale. Nous pouvons toutes et tous en faire l’expérience. Une vigilance tatillonne aux erreurs épistémologiques dissimulées dans les replis du langage fait très vite passer, aux yeux de l’entourage, celles et ceux qui se livrent à cet incessant travail de détection, au rang des coupeurs de cheveux en quatre ou des « empêcheurs de penser en rond ». (13) Paradoxe encore: ce langage qui nous permet une pensée autonome est tout autant ce qui nous relie à une communauté de langue et de pensée et nous rend dépendants d’elle.

Quelles seraient alors les alternatives? … Penser sans avoir recours aux catégories du langage ? Penser en termes d’images? Fréquenter des membres de cultures qui n’utilisent pas les mêmes catégories conceptuelles que nous? S’astreindre à construire et utiliser des systèmes de langages non aristotéliciens, à la mode de la Sémantique Générale de Korzybski? Affronter les interrogations de la phénoménologie de Merleau-Ponty? …

Cette énumération exemplative peut suffire à donner une idée de l’importance des domaines en jeu, dès lors également concernés par l’apprentissage de la pensée complexe.

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(1)  Gregory BATESON, Mary-Catherine BATESON: La Peur des Anges Vers une épistémologie du Sacré. Ed Seuil, Coll. La Couleur des Idées. Paris, 1989. Page 219

(2) Joël de ROSNAY: Le Macroscope. Vers une vision globale. Ed Seuil, Paris, 1975 (Rééd. Points) Page 108.

(3)  Gérard PIROTTON:  Apprendre la Complexité. Mémoire polycopié, préparatoire au Doctorat. UCL, COMU. Sept. 1991

(4) Pierre LEVY: Les technologies de l’Intelligence. L’avenir de la pensée, à l’ère informatique. Ed. La Découverte. Coll. Science et Société. Paris, 1990.

(5)  Alfred KORSYBSKI: Le rôle du Langage dans les Processus Perceptuels. (c) Charlotte SCHUCHARDT READ. The Science Press. Inc. Ephrata Pennsylvania. 1966. the International non-Aristolelian Library Publishing Company. N-Y.

(6)  Ludwig von BERTALANFFY: Théorie Générale des Systèmes. Ed Dunod, Coll. Systémique, 1993 (1973, Bordas -1968, pour l’édition originale.) (Pages 228 et 229). – – Von Bertalanffy cite un extrait de: Benjamin L. WHORF: Collected Papers on Metalinguistics. Washington, Foreign Service Institute, Department of State, 1952.

(7)  Gregory BATESON: La Peur des Anges Op. Cit. Page 215

(8)  Idem. Page 2015

(9)  Idem. Page 69

(10)  Idem. Page 69

(11)  Edgar MORIN: Pour Sortir du XXe siècle Ed. Fernand Nathan. Paris, 1981. Page 25.

(12)  Edgar MORIN: Pour Sortir du XXe siècle Op. Cit. Page 173.

(13) Les Empêcheurs de Penser en Rond. Titre d’une collection éditée par le Département Communication des Laboratoires Delagrange.