Lorsque l’on évoque la notion de « clivage », on le fait massivement référence, en Belgique, à ceux qu’a popularisés le C.R.I.S.P. (2) Pour mémoire, il s’agit des clivages dits :
* Philosophique ; (laïcs – catholiques)
* Socio-économique ; (gauche – droite)
* Communautaire (nord – sud)
D’autres auteurs ont cependant aussi utilisé ce vocable, à partir d’une autre situation que celle de la Belgique. Ce modèle prétend avoir une portée explicative la plus large, puisqu’il s’agit rien moins que de
…rendre compte de la macro-histoire comparative des territoires de l’Europe de l’Ouest (3)
et ce, du Haut-Moyen Age à nos jours !
La note présente ces clivages, les applique à l’histoire politique belge avant de se consacrer à la lecture qu’il est possible de faire de l’écologie politique à partir de cette grille et aux questions qui lui sont ainsi adressées.
Il s’agit de partir du fait que toute société humaine est traversée par des divisions, dont la dynamique conduit à des changements. Ceux-ci peuvent conduire à l’apparition de divisions émergentes, tandis que d’autres perdent de l’importance. Elles peuvent bien sûr être de différentes natures : économique, (riches/pauvres), religieuse (catholiques/protestants), « ethnique » : les conflits et les alliances qui traversent les sociétés à un moment donné peuvent donc s’expliquer par les oppositions qui ont lieu le long de ces axes. Toutefois, toute division n’en est pas pour autant un clivage. Pour que l’on puisse utiliser ce terme, il s’agit qu’un certain nombre de caractéristiques soient réunies.
1. La division doit reposer sur une base sociale;
2. Les groupes concernés doivent avoir une identité collective autant qu’une volonté d’agir selon cette identité ;
3. La division doit également reposer sur une base organisationnelle. (4)
Présentons tout d’abord les quatre clivages structurant le modèle, avant d’examiner en quoi ils permettent de rendre compte de la situation belge.
Selon la conceptualisation de Lipset et Rokkan, ce conflit a historiquement pris sa source au cours de la formation et de l’expansion des États – nations. La culture centrale sur laquelle s’édifie une nation suscite une résistance des populations et des élites périphériques, que ce soit aux plans religieux, linguistique ou « ethnique ».
Ce clivage oppose deux entités, distinctes sur les plans géographique, économique et culturel (histoires, religions, langues différentes). Le centre est constitué des régions dominantes, les plus riches, économiquement les plus développées, aux réseaux de communication plus denses, tandis que la périphérie rassemble les régions comparativement plus pauvres, économiquement moins développées et relativement isolées.
Ce déséquilibre en faveur du « centre » va nourrir l’ambition politique de ses élites, et conduire à un déplacement du pouvoir au détriment des anciennes élites de la « périphérie ». Deux forces s’opposent. D’une part les entrepreneurs industriels modernisateurs, qui voient leur intérêt dans le développement de l’État ; d’autre part des forces traditionnelles, qui résistent à cette menace contre des conditions d’existence spécifiques. (5)
Des partis politiques se sont constitués sur ce clivage. Ainsi de partis qui plaident pour l’unité politique, administrative et linguistique de l’État (en France, les Jacobins) et des partis qui défendent l’autonomie régionale et les particularismes locaux (en France, les Girondins).
Ce clivage s’est constitué au cours de deux processus : d’une part l’autonomisation progressive de la sphère politique à l’égard de la sphère religieuse, un processus que l’on nomme quelquefois sécularisation du pouvoir politique, c’est-à-dire la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir clérical ; d’autre part, la prise en charge progressive par l’État de domaines d’activités traditionnellement occupés par l’Église (Exemples : enseignement, soins de santé, aide sociale,…).L’État centralisateur et standardisateur s’oppose ainsi aux privilèges historiquement établis de l’Église.
Sur ce clivage se sont constitués des partis confessionnels, dont notamment les partis démocrates-chrétiens dans différents pays. On peut aussi noter que cette sécularisation a suscité un processus inverse, la politisation de l’Église.
Aujourd’hui, le clivage religieux est resté plus vivace dans les pays de tradition catholique, tandis qu’il est moins significatif dans les pays protestants ou mixtes.
A l’occasion de l’industrialisation qu’a connue l’Europe, un nouveau clivage a émergé. L’industrialisation ouvre des conflits d’intérêt entre les régions rurales vivant du secteur agricole et les régions urbanisées, vivant du secteur industriel. Intérêts ruraux et intérêts de la classe montante des entrepreneurs industriels s’opposent donc.
Notamment dans des pays où l’on trouve une forte proportion de paysans riches, on a vu apparaître des partis « agraires ».
Aujourd’hui, le conflit ville-campagne connaît un certain regain, autour de la question d’aménagement du territoire, par exemple, et sous des formes nouvelles, par exemple les « néo-ruraux » quittant les grandes villes pour rejoindre les campagnes proches.
L’industrialisation fit aussi surgir le conflit entre la classe ouvrière disposant de sa seule force de travail (les prolétaires) et la classe des propriétaires, détentrice du capital.
Des partis se sont formés pour défendre les intérêts de la classe ouvrière, comme le parti communiste ou le parti socialiste.
Ces clivages peuvent être synthétiquement regroupés en deux : deux d’entre eux (centre-périphérie + Église-État) découlent de la révolution nationale ; les deux autres (ville-campagne + possédants-travailleurs) sont issus de la révolution industrielle.
Si les quatre clivages ci-dessus sont présentés dans leur apparition historique, ils se présentent bien toutefois comme des catégories d’analyse et non comme un accompagnement fidèle des moindres accidents du terrain à décrire. Il faut bien percevoir le haut niveau de généralité auquel ils prétendent. Ils sont davantage des catégories cohérentes au plan intellectuel, tandis que la réalité à décrire est davantage hybride.
Les clivages ne se succèdent pas et ne se superposent pas seulement : ils se croisent, s’additionnent, s’intègrent en des ensembles qui élaborent de nouvelles cohérences. Ainsi, un même parti peut intégrer plusieurs clivages, tandis qu’un même contexte historique peut voir s’affronter, non pas les deux pôles d’un seul clivage mais quatre pôles de deux clivages.
Incorporant de nouveaux clivages, les partis contribuent à les faire exister, encadrant ainsi les forces qui les portent. Les partis peuvent aussi faire subsister un clivage qui, sans cela, aurait moins de force. Ils peuvent enfin représenter « un pas de porte » pour la reconnaissance et l’institutionnalisation de nouveaux clivages.
Dialectiquement, les partis représentent un moyen d’expression conflictuelle des clivages ET
la nécessaire médiation pour élaborer entre eux des compromis pacificateurs.
Le premier parti qui se constitue en tant que tel est le parti libéral, en 1846. Il se constitue manifestement su le clivage « Église – État » mais il se situe également sur le versant « ville » du clivage « Ville-Campagne » où il recrute dans les nouvelles élites. Si l’influence de la franc-maçonnerie est très nette dès ses origines, le parti a aussi évolué en s’ouvrant aux chrétiens, au début des années 1970 sous l’impulsion de van Hodenhove. On peut ainsi voir ce clivage comme le plus ancien du paysage politique belge. On notera encore l’importance qu’a eu la « guerre scolaire » qui s’est soldée par le « Pacte Scolaire » de 1959, typique du clivage « Église – État ». La Belgique se trouva donc durablement à cette époque dans une ère de bipolarisation dont les repères ont pu se brouiller par la suite. Pourtant, comment ne pas voir qu’un des fondements de la « majorité arc-en-ciel » (6) a consisté à placer dans l’opposition le CVP-PSC/CDH, ce qui a permis de faire progresser des dossiers, qualifiés d’ « éthiques », et jusqu’alors bloqués par les convictions d’inspiration religieuse de ces deux partis ?
Le Parti Catholique apparaît en tant que tel en 1884, avec pour particularité belge d’associer deux inspirations : l’une basée sur le refus de la modernité, politique et économique ; l’autre acceptant le fait étatique et capitaliste. On pourra noter cette spécificité belge qui agrège deux courants, ailleurs séparés : conservateurs et sociaux-chrétiens. Sur ce clivage « ville-campagne », la modernisation et l’urbanisation, d’abord wallonne, étaient analysées par certains comme entraînant la déchristianisation autant que déclin des autorités traditionnelles.
Le Parti Ouvrier Belge se constitue en 1885, sur le versant « travailleurs » du clivage « Possédants-Travailleurs ». Profondément anti-clérical, le POB va entrer en compétition avec le Parti Catholique pour l’encadrement du monde ouvrier. Refusant de le laisser entre les seules mains des idées socialistes, l’Église et le Parti Catholique vont mettre en place des structures d’encadrement du monde ouvrier, qui va se retrouver partagé en deux piliers, organisant deux représentations politiques, d’une part d’inspiration socialiste et d’autre part d’inspiration démocrate chrétienne (comme on le dit en Belgique).
Le parti Communiste apparaît au lendemain de la première guerre mondiale.
L’extrême-droite de l’entre-deux guerre semble difficile à classer, en ayant recours à ces clivages.
On note qu’en Wallonie, les organisations qui encadrent et représentent les intérêts du monde ouvrier ont opté pour le versant « centre » du clivage « Centre-Périphérie » en faveur donc du rôle régulateur de l’État, tandis qu’en Flandre se superposent les préoccupations sociales de l’Église Catholique (Rerum Novarum) et les options du bas clergé, nationaliste, linguistique, religieuse et populiste, rural d’abord, syndicaliste ensuite.
Dans les années soixante apparaissent la V.U., le R.W., le F.d.F., qui se situent sur le versant « périphérie » du clivage « Centre-Périphérie ». Il s’agit de partis qui sont décloisonnés quant à l’opposition « chrétiens-laïcs ».
L’écologie politique apparaît au début des années quatre-vingt. C’est un vrai problème que d’en rendre compte avec la grille de Lipset et Rokkan. Placer Écolo sur le versant « campagne » d’un clivage « Ville-Campagne » revisité, ce serait le réduire à sa seule préoccupation environnementale.
On pourrait encore voir dans Écolo l’émergence d’un nouveau clivage, né d’une révolution culturelle, critique de la société de consommation et soutenant une plus grande autonomie à l’égard des instances de prescription des conduites. Aux valeurs matérialistes articulées autour du travail s’opposeraient des valeurs post-matérialistes, articulées autour du bien-être, de la qualité de la vie, de l’individu,… Le clivage pourrait alors se formuler en « Matérialiste – Post-matérialiste » D’autres formulations sont également proposées, à la recherche d’une formulation plus précise, comme : « Production – environnement ». (7)
La société industrielle est marquée par un accord des forces en présence sur le « principe » de la croissance tandis que le conflit porte sur la répartition des gains de cette croissance. L’écologie politique conteste le principe de cette croissance illimitée, au nom du caractère limité des ressources de l’environnement et de l’intérêt des générations futures.
On pourrait encore insister sur les autonomies locales, y compris dans l’organisation interne d’Écolo, critiquant l’État centralisateur, encadrant toutes les dimensions de la vie. Cependant, Écolo souligne aujourd’hui les aspects positifs de l’État, d’une part face aux thèses ultra-libérales de la globalisation, d’autre part en faveur du financement du secteur non-marchand.
D’autres observateurs notent l’apparition de conflits portant sur les rapports sociaux de genre ainsi que de génération.
Les clivages tels que définis par Lipset et Rokkan semblent donc peu descriptifs de l’écologie politique. On reprendra ce point au moment de conclure. (8)
Selon des enjeux, les coalitions gouvernementales constituent par exemple des alliances libéraux-socialistes contre les chrétiens, tandis que d’autres alliances se font davantage sur le clivage « possédants-travailleurs ».
Pour rappel, un modèle de ce type prétend à une généralité la plus large, au plan géographique et temporel, au point de mettre davantage en évidence les inerties et tendances lourdes que les changements. Ainsi que le note Stein Rokkan :
On ne peut expliquer les variations marquées dans la structuration de politiques de masse en Europe de l’Ouest, sans retourner loin dans l’histoire, sans analyser les différences dans les conditions initiales et les premiers processus d’organisation territoriales, de constructions des États et de combinaisons des ressources. (9)
Un modèle comme celui-ci, rapporté aux « Partis Verts » est susceptible de générer une série de questions. Examinons-en ici quelques-unes. Par exemple : cette difficulté du modèle à rendre compte de l’écologie politique –ou celle de l’écologie politique à « rentrer » dans le modèle– révèle-t-elle une faiblesse du modèle ou augure-t-elle mal de l’avenir à moyen terme de l’écologie politique ? La première branche de l’alternative nous intéresse sans doute beaucoup moins que la seconde. Comment donc un tel modèle peut-il outiller une réflexion sur l’avenir de l’écologie politique ?
Un des accents du modèle de Lipset et Rokkan est celui de l’institutionnalisation. Quelles sont les structures qui ont pris en charge les préoccupations de l’écologie politique ? Quelles organisations ont progressivement encadré les populations qui se sentent concernées par ces nouveaux enjeux ? Formulées en ces termes, ces questions rebondissent vers d’autres interrogations. L’intention condensée dans le slogan « Faire de la politique autrement » s’est notamment concrétisée par le refus pour Écolo de se doter de structures (mouvements de jeunesse, syndicats, mutuelles,… maisons de repos !) qui auraient alors progressivement constitué un « pilier Écolo », alors que les piliers de la société belge ont longtemps constitué, du point de vue des écologistes, un élément de son blocage ? Si nous faisons aujourd’hui le bilan de cette option, sans complaisance ni auto-justification, qu’est-ce que nous y avons gagné, qu’est-ce que nous y avons perdu ?
Autre question : les piliers socialiste et chrétien, pour l’essentiel, ont mis sur pied des structures d’encadrement des populations, au cours des XIXème et XXème siècles, stabilisant ainsi leurs électorats et se composant aussi une réserve de cadres pour leurs organisations, autant que pour les partis eux-mêmes. Or, ce quadrillage et le sentiment d’appartenance qui l’accompagne, ainsi que la « capture » des électeurs qu’ils étaient censé garantir semble aujourd’hui de plus en plus inopérant.
L’électorat est volatil, dit-on. Les partis et les politologues se perdent en conjectures quant à la manière d’expliquer les vastes glissements de vote d’une population, autrefois connue pour sa remarquable stabilité électorale. (10) Pour concrétiser cette réflexion, notons que seulement 48% des électeurs Écolo de 1999 s’étaient décidé longtemps avant le scrutin, tandis que les autres partis atteignent des taux supérieurs à 56%. Le P.S. comptait quant à lui 67 % d’électeurs décidés de longue date. (11)
Vingt ans plus tard, l’analyse des résultats des élections fédérales du 26 mai 2019 confirme cette volatilité, puisqu’elles sont désignées comme les plus volatiles de l’après Seconde Guerre Mondiale. Enfin, les facteurs explicatifs de cette volatilité semblent bien peu saisissables, malgré un gros travail d’enquête, de traitement statistique et d’analyse. (12)
L’accent du modèle de Lipset et Rokkan sur la dimension institutionnelle ne se résume toutefois pas à la seule question des organisations qui prennent en charge des questions et encadrent les segments de l’électorat. Elle concerne aussi la mise en place de lieux de médiation institutionnelle du conflit autour de l’enjeu structurant.
L’exemple le plus explicite est sans doute celui du clivage socio-économique, lequel a débouché sur la mise en place de mécanismes complexes de régulation des conflits entre interlocuteurs sociaux, les organisations représentatives des employeurs et des salarié.es. La concertation sociale est balisée, depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, dans des formes reconnues qui associent, tant les interlocuteurs sociaux que l’État. On notera d’ailleurs que, depuis le début des années ’80, les acteurs qui ont dû accepter ces institutions, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale au niveau de chaque Etat, s’efforcent aujourd’hui de récupérer ce qu’ils ont dû concéder alors, mais en se situant cette fois à un niveau international, européen ou mondial. (13)
Concernant l’écologie politique, les questions sont alors les suivantes :
* Quels sont les conflits, les enjeux portés par l’écologie politique et qu’elle a contribué à faire apparaître ?
* Quelles sont les institutions qu’il a fallu mettre en place pour réguler les conflits qui ont surgi autour des enjeux portés par l’écologie politique ?
Force est de reconnaître que la réponse à ces questions est loin d’être évidente, même s’il faut identifier différentes structures qui ont émergé ces dernières années. … (14)
Cette notion de clivage renvoie aussi à la nécessité d’une base sociale. Elle implique aussi corollairement une insistance sur une identité collective associée à l’enjeu autant qu’une volonté d’agir selon cette identité.
Quelles sont donc les caractéristiques sociologiques de l’électorat Écolo ?
La sociologie politique s’efforce d’associer aux comportements électoraux des caractéristiques socio-démographiques, identifiées comme des déterminants du vote. Traditionnellement, (15) on met en évidence les facteurs suivants : le niveau de scolarisation, le sexe, l’âge, le lieu d’habitation et le statut social. Or, depuis quelques décennies, le caractère prédictif de ces caractéristiques tend à diminuer, au profit de facteurs de type socio-culturels : on s’interroge donc davantage sur les valeurs, les attitudes, les représentations,… ce qui met aussi en évidence des votes davantage explicables par des sensibilités à des enjeux particuliers, plutôt que par des clivages traditionnels. Ainsi, des commentateurs des élections de 1991 (16) ont mis en évidence des caractéristiques socio-démographiques communes entre l’électorat d’Écolo et celui du… PRL (17) ! Toutefois, au plan des attitudes, les électrices et électeurs Écolo se distinguent des électeurs libéraux par le fait d’être davantage altruistes (en l’occurrence, disposé.es à consentir des sacrifices en faveur de l’environnement), alors que ces deux publics ont en commun de comporter la plus grande proportion d’individus à haut niveau d’éducation, à revenus moyens et élevés)
Malgré les limites de la démarche, si l’on cherche à identifier des caractéristiques de cet électorat Écolo, on pourra d’abord explorer les études qui font suite à différentes élections. (18)
Le capital culturel des électeurs Écolo, évalué par le niveau d’études, se situe largement dans les niveaux supérieurs, ce qui est d’ailleurs le cas des autres partis écologistes ailleurs en Europe.
Si l’on cherche à affiner les choses, on identifiera aussi les employé.es de bureau, les enseignant.es et les travailleurs sociaux, qui sont très nettement surreprésentés, ainsi que, dans une moindre mesure, les cadres intermédiaires et scientifiques. Réciproquement, on note aussi une sous-représentation des actifs dans les secteurs marchands. Ce qui correspond au profil type de l’électeur écologiste, dont le niveau d’éducation moyen est élevé et dont le statut socio-professionnel est intermédiaire, à prédominance intellectuelle. Dans cette ligne, l’électorat Écolo est défini comme plus féminin, plus jeune et d’un niveau d’instruction plus élevé. Les électrices et électeurs Écolo sont également plus salarié.es, plus du secteur public, plus employé.es, enseignant.es, travailleurs sociaux et cadres intermédiaires. Quant aux inactifs qui votent Écolo, ils sont davantage étudiant.es ou chômeurs en attente de leur premier emploi.
De manière plus générale, on peut voir que si Écolo a réussi, à l’occasion de l’une ou l’autre élection des deux dernières décennies, à recruter en dehors de son vivier habituel (les nouvelles classes moyennes), il ne s’agit pas de tenir cet élargissement pour acquis. Plus que les autres partis, Écolo concentrerait dans son électorat une volatilité dont les autres partis pâtiraient proportionnellement moins.
A la veille des législatives de 1995, Le Soir avait commandé à « Survey & Action » une enquête dont les orientations méthodologiques se centraient précisément sur les valeurs. (19) Cette étude permettait d’isoler des profils au sein de la population et singulièrement les « progressistes altruistes », représentant alors 22% de la population sondée. Les individus de ce type expriment leur rejet de toute forme d’exclusion, leur souhait d’un perfectionnement de la protection sociale, se préoccupent de justice sociale, d’ouverture aux autres, de défense de la démocratie. La lutte contre l’exclusion et le refus du fatalisme les caractérisent également. Ils sont prêts à davantage de sacrifices financiers, au bénéfice de la collectivité, à condition de pouvoir contrôler l’usage de cet argent. Ils sont aussi favorables à un partage du temps de travail. Leurs demandes prioritaires portent sur la régression du chômage, la lutte contre la pauvreté, la préservation de la sécurité sociale, la défense de la démocratie et la protection de l’environnement. On peut synthétiser cette demande dans la formule suivante : « participer à des projets créant davantage de liens sociaux et donnant du sens à l’existence collective et individuelle, quitte à repartir sur de nouvelles bases. » On notera encore que ce profil est constitué d’individus à capital culturel plutôt élevé.
Que retenir de tout cela ? Tout d’abord, qu’il n’y a pas de réponse simple à la question : « Quelle est la base sociale d’Écolo ? » Des personnes de tout âge, sensibles aux thématiques environnementales, des enseignant.es, des travailleurs sociaux, des fonctionnaires, des travailleurs de la santé, des militant.es associatifs, des femmes, des jeunes, des progressistes altruistes critiques,… votent pour Écolo. On le voit : il n’y a sans doute pas UN mais DES électorats d’Écolo. Toutefois, le fait d’être enseignant.e, fonctionnaire, militant.e associatif ou travailleur social ne conduit pas directement à voter Écolo, loin s’en faut. D’une part, parce que ces publics sont efficacement courtisés par les autres partis, et d’autre part, parce que la perception des problèmes et enjeux portés par l’écologie politique ne suffit pas à ce que s’instaure la confiance dans le fait qu’Écolo soit perçu comme le parti à même de les rencontrer.
On pourrait toutefois tenter de condenser en ces termes la réponse à la question posée. Écolo peut être vu comme l’expression politique d’un quasi groupe social, en ascension sociale via l’enseignement, un quasi groupe social qui ne se reconnaît pas dans les partis « traditionnels », c’est-à-dire ceux dont les oppositions correspondent aux clivages idéologiques et politiques qu’a produit l’industrialisation.
Ce quasi groupe se caractérise aussi par une posture critique qui le rend particulièrement rétif à tout embrigadement dans des organisations prescriptives de significations et de comportements.
On en conviendra : de tels constats rendent particulièrement difficile la construction d’une stratégie et d’une communication électorales…
Fin observateur des tenants et aboutissants de la politique belge, Vincent de Coorebyter (20) a longtemps soutenu la quasi impossibilité théorique d’un clivage spécifiquement écologique, précisément parce qu’il n’était guère possible d’identifier clairement les deux pôles de l’axe qui doit définir un clivage. Forçons le trait : c’est l’humanité entière qui est confrontée aux problèmes de sa survie et c’est l’humanité tout entière qui devrait changer. Pour le formuler autrement : si c’est le même acteur qui se trouve des deux côtés de cet axe hypothétique, il n’y a pas d’ennemi et donc pas d’axe clivant sur les enjeux spécifiquement écologiques. Si un même axe traverse chacun.e d’entre nous, qui tirerait avantage du changement souhaité en serait aussi impacté ? Changer mon mode de vie, d’accord, mais aussi préserver mon emploi…
Constatons que cette position est davantage théorique qu’empirique. De plus, contrairement à la présentation qui est faite des trois clivages historiques, celui-ci voit sa plausibilité mesurée par cet auteur à l’aune individuel du comportement électoral, minimisant voire occultant les autres dimensions de la définition d’un clivage et spécifiquement l’institutionnalisation des lieux de gestion des conflits. Enfin, il néglige le fait que toutes les « strates de revenus » n’ont pas les mêmes choses à perdre ou à gagner dans les mutations qui s’imposent pour rencontrer ces enjeux écologiques.
Faut-il pour autant renoncer à la possibilité d’un clivage ordonné autour des enjeux environnementaux ? C’est ici à Dave Sinardet (21) qu’il faut faire appel, autre fin observateur de la chose politique belge. Dans le numéro spécial que la Revue Nouvelle consacrait à l’actualité du modèle des clivages (22), il reprend à son compte l’affirmation de l’existence effective d’un nouveau clivage, qu’il nomme : le conflit Matérialiste / Post-matérialiste. A ses yeux, cette formulation est plus englobante que le clivage « productivisme/anti-productivisme ».
Il l’emprunte cette formulation à un sociologue et politologue américain, Ronald Inglehart. Ce chercheur met en évidence une révolution silencieuse, issue de la société de consommation, dans la mesure où elle a permis de placer au second plan des préoccupations matérielles de base qu’impliquaient les clivages historiques, pour laisser place à des besoins plus immatériels. Cette situation a permis l’émergence de valeurs plus immatérielles, basées sur la qualité de vie et l’expression personnelle. Ce même chercheur évoluera vers une formulation qu’il veut plus englobante encore, en nommant ainsi ce clivage: le conflit Traditionalisme / Post-modernisme. Les valeurs de ce post-modernisme ? Anti-productivisme, pacifisme, autonomie, égalité homme-femme, droits des minorités, des homosexuels, antiracisme, tolérance, plus de participation politique, renforcement et renouvellement de la démocratie,… A l’appui de cette thèse, Inglehart convoque des études électorales comparatives pour mettre en évidence que ces valeurs apparemment disparates peuvent se regrouper en un système de valeurs, autant que les positions inverses, qualifiées de traditionnelles. On notera cependant, qu’entendu en ces termes, le clivage se distancie de ses traductions en termes d’appareils de partis, puisque les mouvements de valeurs identifiés par Inglehart se distancient de la « fidélité » des comportements électoraux à des partis, qui serait prédictible à partir des caractéristiques socio-économiques des électeurs. (23)
Des outils intellectuels ont du sens pour les acteurs, s’ils leur permettent de lire intelligemment les contextes qui sont les leurs, d’élaborer objectifs et moyens de les rejoindre, autant que d’agir et d’évaluer cet ensemble. Le modèle de Lipset et Rokkan pose à l’écologie politique de vraies bonnes questions.
* De quels conflits les partis qui se revendiquent de l’écologie politique sont-ils l’expression ?
* Quelles catégories sociales qui en font leurs priorités et qui reconnaissent leurs intérêts dans les enjeux portés par l’écologie politique ?
* Existe-t-il une identité collective spécifique à ces catégories sociales, une identité qui soit le moteur d’une volonté d’agir sur cette base ? Quelle fédération de toutes ces appartenances particulières est envisageable ?
* Comment les enjeux portés par l’écologie politique peuvent-ils l’emporter, dans la compétition électorale, face aux tendances lourdes que constituent les clivages dégagés par le modèle de Lipset et Rokkan et sur lesquels se sont bâties les autres formations politiques ?
* …
Il y a là manifestement matière à réflexion et pas que… !
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(1) Cette note de synthèse n’est pas le fait d’un politologue mais d’un militant réflexif ! Elle a été initialement rédigée pour un séminaire écologiste en 2003, notamment sur base d’exposés de Pascal Delwit, de Pierre Verjans et de Vincent de Coorebyter, réalisés dans des contextes analogues. Elle a ensuite été actualisée, début 2021, la dépouillant de passages trop circonstanciels et lui donnant une portée plus générale et davantage intemporelle. Autres sources consultées, en plus de celles que l’on lira dans la note :
FROGNIER André-Paul, AISH Anne-Marie, « Élections, la rupture ? Le comportement des Belges face aux élections de 1999, de Boeck, Bruxelles, 2003.
De COOREBYTER Vincent, (2005), Les partis et la démocratie. Dossier du CRISP, #64.
(2) Centre de Recherche et d’Information Socio-Politique, qui publie notamment des « Cahiers Hebdomadaires du CRISP. »
voir notamment : MABILLE Xavier, « Histoire politique de la Belgique », Facteurs et acteurs de changement, CRISP, 4ème édition, Bruxelles, (2000).
(3) ROKKAN S., « Un modèle géo-économique et géopolitique de quelques sources de variations en Europe de l’Ouest. » in : Communications, N°45, 1987. (Numéro thématique : l’État)
(4) D’après: BARTOLINI, S., MAIR, P., “Identity, Competition and Electoral Availbility” : the Stabilisation of European Electorares, 1885-1985, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
(5) On peut reconnaître ici des parallèles avec les travaux du sociologue Alain TOURAINE, qui distingue les élites dominantes (protection des avantages, des privilèges) et les élites dirigeantes (innovatrices, modernisatrices).
(6) Ainsi a-t-on nommé le gouvernement fédéral belge, de 1999 à 2003 et composé des partis écologistes, libéraux et socialistes, francophones et néerlandophones.
(7) Voir : http://www.vocabulairepolitique.be/clivage/, consulté le 18 janvier 2021.
Voir aussi : de COOREBYTER V., (2009), « Les clivages structurent-ils encore la société ? », in : La revue Nouvelle, Dossier intitulé « Les clivages à l’épreuve de la société », Octobre. Pages 31 à 39.
(8) Voir ci-dessous les développements, notés au point 6.
(9) ROKKAN Stein, « Un modèle géo-économique et géopolitique de quelques sources de variations en Europe de l’Ouest. » in : Communications, N°45, 1987. Page 76
(10) FROGNIER André-Paul, AISH Anne-Marie, « Élections, la rupture ? Le comportement des Belges face aux élections de 1999, de Boeck, Bruxelles, 2003.
(11) Voir: RIHOUX Benoît, Op. Cit., page 48
(12) PILET Jean-Benoît, BAUDEWYNS Pierre, DESCHOUWER Kris, KERN Anna, LEFEVERE Jonas (Eds), (2020) « Les belges haussent leur voix. Une analyse des comportements électoraux du 26 mai 2019 », Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve. Voir en particulier le chapitre : « Des transferts de voix avant et pendant la campagne ? » Pages 29-58.
(13) C’est une des possibles lectures de ce nouveau type d’accords commerciaux, dans la structure qu’ils ont depuis l’installation de l’OMC.
(14) Sans volonté d’exhaustivité mais pour illustrer le propos, on pourrait citer quelques exemples.
* Au niveau national, pointons l’Institut Fédéral pour le Développement Durable : IFDD
* En Wallonie, le CESW a vu une nouvelle mission lui être conférée. Il est désormais le Conseil Economique, social et Environnemental de la Wallonie. CESEW.
* Le droit de l’environnement progresse. Prenons l’exemple de la notion « d’écocide », reprise et retravaillée par Valérie CABANES (« Un nouveau droit de la terre», Seuil, 2016), et qui pourrait trouver une concrétisation dans un amendement au mandat de la Cour Pénale Internationale) CPI
* Les « Contrats de rivière » sont également un exemple de cette évolution.
(15) Voir VERJANS Pierre, « Une diversité de clivages » in : VOYé, L., BAWIN-LEGROS B., KERKHOFS, J., DOBBELAERE K., « Belges, heureux et satisfaits. Les valeurs des Belges dans les années ’90, De Boeck, 1992. Page 243
(16) Voir : RIHOUX Benoît, « Profil, enjeux environnementaux et motivations de vote : analyse comparée de l’électorat Écolo avec les électorats PRL, PSC et PS en Wallonie. » in : FROGNIER André-Paul, AISH-Van VAERENBERGH, « élections la fêlure ? Enquête sur le comportement électoral des Wallons et des Francophones », De boeck Université, Bruxelles, 1994. Pages 99-123
(17) Devenu « Mouvement Réformateur » en 2002.
(18) RIHOUX Benoît, « La percée d’Écolo au 13 juin 1999 : un effet dioxine et des électeurs moins « verts ». » in : FROGNIER André-Paul, AISH Anne-Marie, « Élections, la rupture ? Le comportement des Belges face aux élections de 1999, de Boeck, Bruxelles, 2003, pp. 44-53.
DESCHOUWER Kris, DELWIT Pascal, HOOGHE Marc, RIHOUX Benoît, WALGRAVE Stefaan, (2014) « Attitudes et comportements des électeurs lors du scrutin du 25 mai 2014 », Courrier Hebdomadaire du CRISP, 2014/20 n°2225. Pages 5 à 41.
PILET Jean-Benoît, BAUDEWYNS Pierre, DESCHOUWER Kris, KERN Anna, LEFEVERE Jonas (Eds), (2020) « Les belges haussent leur voix. Une analyse des comportements électoraux du 26 mai 2019 », Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve. Voir en particulier le chapitre : « Des transferts de voix avant et pendant la campagne ? »
(19) Voir aussi : Le SOIR et Survey & Action, « Noir, jaune, blues, les chagrins, les doutes, les espoirs des Belges francophones » Luc Pire, Bruxelles, 1998.
(20) Philosophe, professeur à l’ULB. Il a été directeur du CRISP de 1998 à 2013, dont il assure la présidence du C.A.
(21) Dave Sinardet et politologue. Il donne cours à la VUB et à l’Université d’Anvers.
(22) La Revue Nouvelle, Octobre 2009. Titre du numéro : « Les clivages à l’épreuve de la société », publié 45 ans après avoir exposé ce modèle pour la première fois dans un des « Cahiers du CRISP ».
(23) Pour un développement de ces considérations, voir :
SINARDET D., (2009), « Un clivage peut en cacher un autre, anciens et nouveaux clivages en Belgique », in : La Revue Nouvelle, Octobre 2009, Pages 39-45.
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2 commentaires pour l’instant
Claudine DRIONPublié le5:17 pm - Jan 21, 2021
C’est très clair.
gerardpirottonPublié le11:11 am - Avr 6, 2022
Merci beaucoup, pour ce commentaire encourageant