Très largement méconnu dans le monde francophone, George LAKOFF est pourtant un auteur incontournable, dès lors qu’on s’intéresse au langage, à la pensée, à la communication et plus spécifiquement ici à la communication politique.
Il importe dès lors de présenter brièvement l’auteur et ses apports principaux, avant de proposer ensuite un résumé de son ouvrage : « Don’t Think of an Elephant ! », (1) ce que l’on pourrait traduire par : « Essayez donc de ne pas penser à un éléphant ! ».
Cette présentation s’appuie largement sur la traduction d’un résumé qu’en a réalisé Allan Cheng, qu’il s’agit ici de remercier. (2) Un tel résumé se présente comme un quasi mode d’emploi, avec des « recettes » qui pourraient chacune être abondamment illustrée et développée, notamment dans leurs justifications. Il est donc forcément schématique : c’est la loi du genre. (3) Il ne faudrait toutefois pas s’y tromper : les propositions qui sont faites ici sont largement fondées, comme on va le voir çà et là.
George Lakoff est professeur émérite en science cognitive et linguistique de l’Université de Californie à Berkeley. Dans la suite de Noam Chomsky puis en s’en distinguant, il approche le langage, non comme un philologue mais sous l’angle anthropo-cognitif. Il met en avant la nature fondamentalement imagée de toute production de langage, y compris scientifique, en ce qu’elle met en œuvre des structures schématiques et imagées qu’il nomme « métaphores conceptuelles ». (5)
Ses travaux consistent donc à prendre appui sur les résultats des recherches en neurosciences. Il n’est que bien peu question ici de modélisation logicielle des performances des sujets humains, comme on le ferait en Intelligence Artificielle, et cela pour une raison capitale, que Lakoff a été un des premiers dans son domaine à souligner : le cerveau est un organe qui fait partie d’un corps, dont il est une composante. (6) Plus : en dernière analyse, ces structures de pensée sont des métaphores spatiales, dont notre corps nous fournit l’expérience. (7)
Dès les années ’90, il explore les implications de cette approche pour décoder les stratégies de communication des deux partis qui polarisent la politique américaine. (8) « Don’t Think of an Elephant » s’inscrit dans cette continuité, en se présentant comme un « guide essentiel pour les progressistes ». A côté de ses travaux scientifiques, il est également actif sur son propre blog et ne cache pas qu’il est un fervent démocrate et militant politique. (9)
Lakoff a régulièrement recours à la notion de « Framing », que l’on pourrait traduire, de manière quelque peu insatisfaisante, par la notion de « cadrage ». Il importe donc d’emblée de préciser ce terme, afin d’en cerner précisément la portée, dans la mesure où toutes ses contributions reposent sur cette notion. Ce terme « frame » entend rendre compte du processus mental par lequel un champ d’expérience est abordé à partir d’un schéma imagé, très largement non conscient, propre à une culture et partagé implicitement par les locuteurs et locutrices concernés. Ces structures mentales façonnent notre façon de voir le monde. Elles relèvent des couches profondes de notre fonctionnement cérébral et peuvent être activées inconsciemment, par des phrases toutes faites ou de simples mots. Ces cadres façonnent notre façon de voir le monde et par conséquent les objectifs que nous poursuivons, les plans que nous faisons, la façon dont nous agissons et ce qui nous permet d’évaluer les conséquences de nos actions. De telles structures mentales relèvent de processus non conscients et dont nous ne percevons que les manifestations apparentes. Ainsi, ce que nous qualifions si facilement de « bon sens » n’est en fait que la manifestation d’inférences automatiques, réalisées à partie de ces cadrages », très largement non conscientes et activées sans effort.
Pour illustrer le propos, prenons immédiatement un exemple hors champ politique. Si des formulations comme « J’aimerais faire un bout de chemin avec toi », « Nous sommes à un carrefour », « Notre relation aboutit à un cul-de-sac »… sont intelligibles, c’est parce qu’elles activent le cadre du voyage pour concevoir une relation amoureuse. C’est l’existence de ce cadrage « l’amour-est-un-voyage » qui peut expliquer que des phrases comme celles-ci soient appropriées. (10)
Ceci étant dit, le terme « frame » lui-même, si l’on veut bien en saisir la portée, doit être associé aux usages que l’on peut faire de ce mot en anglais, sans qu’il existe de réel équivalant satisfaisant en français. Ainsi, en anglais, on parlera de « frame » pour parler de l’encadrement d’un tableau, du squelette d’un animal, de la charpente d’un bâtiment, du cadre d’un vélo, la structure d’un récit, d’une tournure d’esprit, etc. Ce cadrage suppose donc l’existence d’un schéma construit et invariant, que différentes formes langagières viennent en quelque sorte habiller, dans une large variété d’apparences extérieures.
Ce qu’il s’agit de bien comprendre, c’est que ce cadrage ne renvoie pas seulement à des manières de parler, à des « licences poétiques » plus ou moins heureuses. Il s’agit bien du processus cognitif de base et profond, par lequel nous donnons sens au monde, nous nous le représentons, nous faisons des anticipations, nous organisons notre action à son endroit… Ces « cadrages » sont généralement partagés entre les membres d’une même culture et leur permettent de se comprendre et de se coordonner.
En tant que scientifique étudiant le langage, non dans une approche philologique mais dans une perspective résolument cognitive, George Lakoff a essayé de comprendre comment les conservateurs procèdent à un véritable lavage de cerveau, qui conduit les gens à croire à leur idéologie. Selon lui, certaines techniques utilisées par les conservateurs peuvent être combattues. Et il est acceptable, selon lui, d’utiliser ces mêmes tactiques. Sa préoccupation principale est de permettre aux libéraux de rattraper leur retard et d’acquérir les compétences nécessaires en vue d’une communication efficace, à même de contrer les arguments conservateurs.
Un des principes fondamentaux de Lakoff se formule ainsi : n’utilisez jamais le langage de vos adversaires. Leur langue reflète leur cadre de pensée et c’est précisément cela qui vous différencie. Au contraire, dès que vous avez recours aux mêmes registres de vocabulaire que vos contradicteurs, vous épuisez votre argument avant même d’avoir pu commencer à l’exposer. (11) L’usage des mêmes mots que ceux de vos adversaires active le cadrage qui leur sert à affirmer leur position. Non seulement la négation d’un cadre le réactive, mais surtout il le renforce (à la manière des réseaux neuronaux). Chercher à ne pas penser à un éléphant est une mission impossible : de même faire référence, même en le contestant, au cadre utilisé par les adversaires, contribue à le réactiver. En résumé : critiquer ses adversaires en utilisant les mêmes cadrages revient à renforcer leur position.
Autre implication : un nouveau langage est nécessaire pour activer de nouveaux cadres. Penser différemment nécessite également de parler différemment. Il importe de bien mesurer que l’on n’est pas ici au niveau des slogans promotionnels et autres « punch line » : ce dont il est question, c’est d’identifier les fondements de croyances partagées, déjà disponibles en raison du fond culturel des populations que l’on cherche à rejoindre, afin de pouvoir les réactiver, et cela de manière répétée. C’est donc cette nécessaire répétition qui permettra à ce cadrage d’accéder au statut de discours public normal et de donner sens à des affirmations qui y sont rattachées. Dès qu’un cadrage a atteint ce statut de banalité et d’acceptabilité dans l’ « inconscient collectif », tout ce qui est dit en s’y référant apparaîtra comme du simple bon sens.
Une autre erreur à éviter est de croire que l’exposé de faits avérés, même présentés de manière efficace, puisse « réveiller les gens », provoquer un changement d’opinion et conduire à des actions de transformation de la société. Si de telles données factuelles viennent contester le cadre avec lequel ces personnes pensent habituellement, le coût cognitif des changements nécessaires apparaîtra comme disproportionné et insuffisamment motivé. Les faits seront donc rejetés.
Il importe de commencer par les valeurs. Cela nécessite donc par un travail d’identification de celles qui mobilisent les populations que l’on cherche à rejoindre. Ensuite, il s’agit d’utiliser celles qui s’avèrent les plus pertinentes pour le propos. S’il est une chose à apprendre, c’est bien celle-là : exprimer ce à quoi on tient, en soulignant nos croyances. Car c’est cela qui va permettre, à celles et ceux qui les partagent, d’y trouver ce qu’ils et elles croient profondément, qui va activer un processus d’identification et motiver des actions qui soient en cohérence avec ces croyances.
Ce sont là quelques lignes directrices. Mais s’il fallait en mettre quelques-unes et évidence, retenons ces quatre principales :
* Manifester du respect ;
* Répondre en utilisant son propre cadrage (sans reprendre, même pour le critiquer, le cadrage de l’adversaire)
* Mettre en avant les valeurs ;
* Affirmer ses croyances.
Les éléments avancés par Lakoff peuvent être condensés en une série de propositions, que l’on va maintenant présenter.
Les hommes et les femmes politiques qui réussissent sont celles et ceux qui savent « encadrer » les enjeux pour gagner les élections. C’est la façon dont on cadre un problème, de manière générale et durant la campagne, qui va déterminer le résultat de l’élection. Lakoff affirme que celles et ceux qui contrôlent le cadrage sont également celles et ceux qui ont le contrôle de la campagne et plus largement de la situation. Ainsi, les réductions d’impôts de Bush ont été présentées par les Républicains comme des « allégements fiscaux ». Les démocrates ont donc fini par les soutenir également, parce qu’elles étaient considérées comme quelque chose de souhaitable (soit un allégement, connoté positivement).
Un tel cadrage n’a pas seulement lieu en période électorale. Lakoff déplore le fait que les conservateurs encadrent ces questions depuis des années, et qu’ils l’ont fait très efficacement. Selon lui, derrière ces expressions de leur pensée politique, leurs efforts révèlent une compréhension profonde des neurosciences. Le langage conservateur renforce les voies neuronales de la pensée conservatrice, tandis que le langage libéral renforce les voies progressistes dans le cerveau. Ce que montre les sciences cognitives c’est que plus on fait l’expérience d’une voie, plus elle se renforce dans les circuits neuronaux. Inversement et simultanément, son homologue adverse s’atrophie.
À mesure que la voie conservatrice se renforce, le public a tendance à être d’accord avec un point de vue conservateur. De plus, les journalistes ont tendance à répéter n’importe quelle expression ou tic de langue à la mode, ce qui renforce ce point de vue dans le cerveau du public. Si quelqu’un nous invite à ne pas penser à un éléphant, (12) notre esprit évoquera automatiquement un éléphant, parce que le cadrage négatif provoque presque toujours le train de pensée qu’il essaie d’empêcher.
Récemment, les républicains ont été meilleurs que les démocrates dans ces questions de cadrage. Par exemple, le GOP (13) a remporté la bataille du cadrage à propos des valeurs familiales et des impôts. Si le président Barack Obama a utilisé un cadrage supérieur pour remporter l’élection de 2008, il a toutefois perdu cet avantage en 2012, lorsque les républicains ont pris l’ascendant, en utilisant un cadre différent pour aborder la politique sociale, qui a conduit à la montée du mouvement « Tea Party ». (14)
La métaphore de la famille est un argument puissant de la culture politique américaine. (15) Il importe d’avoir en tête cette caractéristique pour mesurer la portée de ce troisième accent. Lorsqu’on adopte le point de vue qui est celui des républicains, on considère qu’un individu qui n’a pas de code moral ni de parent qui incarne la figure d’autorité et punit les mauvais comportements, deviendra alors un criminel. Dès lors, le gouvernement ne devrait pas interférer avec la relation parent-enfant, parce qu’il est essentiel d’inculquer la discipline aux enfants, afin qu’ils puissent réussir plus tard dans la vie. On voit donc que, dans cette approche, si des personnes bénéficient de l’aide sociale ou d’autres programmes sociaux, c’est qu’ils n’ont pas été suffisamment disciplinés lorsqu’ils étaient enfants. Inversement, les progressistes croient que toutes et tous naissent bon.nes et deviennent encore meilleur.es lorsqu’ils/elles sont nourri.es et protégé.es par leurs parents.
Certains progressistes peuvent penser que les conservateurs sont stupides. Lakoff considère quant à lui qu’il s’agit plutôt de les considérer comme davantage avertis. Ils savent faire appel à leurs électrices et électeurs, en utilisant pour cela des messages qui sont en résonnance avec eux. La vérité et l’exactitude ne suffisent pas pour mener une campagne. Pour l’emporter, il est nécessaire de disposer d’autres choses. Les conservateurs ne disent pas toujours la vérité, mais ce qu’un camp pense être un mensonge n’est pas nécessairement un mensonge intentionnel, dès qu’on prend le point de vue de l’autre camp. Une conception de la vérité dépend d’une vision du monde, il est donc important de comprendre de l’intérieur les cadrages propres à chacun de ces deux camps avant de porter des jugements sur le point de vue de quelqu’un d’autre.
Leurs valeurs fondamentales caractérisent les progressistes. C’est notamment le cas de la liberté, de la prospérité et de l’égalité. Les conservateurs se mobilisent également autour de valeurs communes. Dès lors, les progressistes doivent faire de même, en s’efforçant pour cela de mieux comprendre leurs adversaires. Par exemple, le plus souvent, les libéraux côtiers (16) ne comprennent pas la capacité d’influence des conservateurs comme James Dobson (17), qui vendent des millions de livres et apparaissent sur des centaines de stations de radio. Dobson est profondément investi dans l’idéologie du « père strict » qui promeut les valeurs conservatrices telles que l’unité familiale et la discipline. (18)
Les progressistes ne conçoivent pas clairement la raison pour laquelle les conservateurs à faible revenu votent républicain, alors même que cette formation favorise les gens riches. En 2012, Mitt Romney a fait preuve de dédain pour les pauvres, ce qui n’a pas empêché les conservateurs pauvres de voter pour lui. Les démocrates ne comprenaient pas pourquoi ces électeurs avaient choisi un candidat dont les politiques s’opposent pourtant à leurs meilleurs intérêts. Ce que suggère Lakoff, c’est que des électeurs s’identifient à certains types de candidats et voteront pour eux. C’est ce processus d’identification qui est à l’œuvre : ce n’est l’incidence que cela peut avoir sur leur situation financière qui est prise en compte par ces électeurs.
Si l’on comprend que le vote procède de valeurs et de processus d’identification et non d’une appréciation rationnelle des intérêts, alors il convient de s’adresser aux électeurs en activant un cadrage qui valorise notre vision du monde, expose notre système moral et donne sens à nos propositions politiques. C’est cela qui peut enclencher l’adhésion aux valeurs et l’indentification.
George Lakoff exhorte les libéraux à chercher, parmi leurs adversaires politiques, celles et ceux qui seront capables d’écouter. Il est inutile de consacrer des efforts vers les conservateurs « pur jus », qui n’arriveront jamais à rejoindre un point de vue libéral, pas plus que les idéologues retranchés dans leurs positions. Pour qu’un débat raisonnable puisse se tenir, les libéraux devraient rechercher des interlocuteurs « bi-conceptuels », c’est-à-dire des personnes qui souscrivent à une pensée parentale stricte dans certains domaines et à la philosophie « nurturante» dans d’autres. Développons quelque peu ce contraste, pour bien en percevoir la portée.
Lakoff procède à un contraste entre deux modèles, qu’il nomme d’une part le modèle du « père strict » et d’autre part, le modèle du « parent nurturant ». (19) Selon ce dernier, les enfants sont censés pouvoir explorer leur environnement, sous la protection bienveillante de leurs parents. Les enfants savent ce dont ils ont besoin et le rôle des parents consiste à autoriser ces explorations, tout en les conseillant et en les protégeant, y compris contre eux-mêmes. Lorsqu’un enfant pleure, il sera pris en charge, consolé, nourri. C’est même sur cette confiance en ce que ses besoins seront rencontrés par celles et ceux qui ont à veiller sur lui que se construit la confiance en soi, c’est-à-dire sa capacité à rencontrer les défis qu’il aura à affronter dans son existence. Dans ses ouvrages, Lakoff met ce modèle en contraste avec le modèle du « père strict », qui accorde une grande valeur à la discipline, conçue comme une nécessité pour survivre et prospérer dans un monde difficile. Selon ce modèle, les enfants apprennent par la récompense et la punition. Ils deviendront d’autant plus autodisciplinés qu’ils auront eu des parents stricts et c’est particulièrement au père que revient la tâche de récompenser les bons comportements et de punir les mauvais. Il s’agit donc de laisser un enfant pleurer pour s’endormir. Le prendre dans les bras induirait une dépendance à l’égard des parents, qui ne feraient ainsi guère montre de discipline. On ne sera pas étonné de retrouver ici James Dobson (20) comme défenseur de ce modèle du « père strict », dans son livre « Osez discipliner ». (21)
Lakoff rappelle aux libéraux l’importance de rester calmes lorsqu’ils participent à des discussions sur ces questions, car les gens de droite purs et durs savent prospérer dans des confrontations émotionnelles. Rester respectueux permet au contraire de présenter le meilleur côté de la morale progressiste et ce qui sous-tend une approche progressiste, à savoir la tolérance et l’empathie envers les autres, tout en recherchant un changement. Ce qui se fait en s’appuyant sur des arguments raisonnables et en élaborant des compromis avec ses adversaires, sans pour cela recourir à des insultes ou à des caricatures ou des exagérations. Les conservateurs dépeignent les progressistes comme faibles, élitistes et antipatriotiques. Lakoff suggère alors de préparer des réfutations de ces stéréotypes, en se faisant inviter sur des médias non conservateurs. Au contraire, chercher à se faire inviter sur Fox News ou tout autre média de droite radicale est un jeu de dupes, car seuls les points de vue conservateurs y sont présentés. Aussi logiquement que soient présentées des idées progressistes, elles seront ignorées si elles ne s’alignent pas sur des vues conservatrices.
Quelle que soit la force d’une conviction progressiste, elle ne sera jamais en mesure de convaincre un conservateur que son point de vue est erroné. Pourquoi en est-il ainsi ? Que peut-on faire sur ce point ? Lakoff conseille d’oublier cette habitude qui consiste à exposer des faits à l’appui de ces points de vue : cela ne fonctionne pas avec les conservateurs. Au lieu de cela, il suggère de recadrer la question en termes de valeurs progressistes: « Les syndicats vous rendent libres – ils libèrent de la condition esclave d’une entreprise. » Et si cet exemple ne semble pas particulièrement convaincant, c’est peut-être le signe du pouvoir bien ancré du cadrage conservateur !
Les conservateurs affirment régulièrement qu’ils veulent un gouvernement réduit. Ce qu’ils veulent dire, en réalité, c’est qu’ils n’aiment pas les programmes que les libéraux soutiennent. Ils veulent réduire le financement des programmes sociaux et d’autres politiques qui ont les faveurs des libéraux. On notera toutefois que les conservateurs ne sont pas intéressés à réduire les dépenses de défense ou de maintien de l’ordre. Ces mêmes personnes qui disent vouloir un gouvernement amaigri veulent en fait un gouvernement plus important, lorsqu’il s’agit de l’armée et des forces de maintien de l’ordre.
Lakoff pense que l’emballement (22) du pouvoir de l’entreprise nuit à tout le monde. Il trouve frustrant que, jusqu’à présent, les progressistes n’aient pas été en mesure de cadrer correctement cette question. Si les entreprises exercent de plus en plus d’influence, c’est grâce à leur lobbying et leurs contributions aux campagnes électorales. Ajoutons les dommages causés à l’environnement, qui doivent tous être supportés par les contribuables. Ainsi que le décrit Lakoff, les conservateurs ont cadré ce débat d’une manière trompeuse. Leur cadrage fait apparaître le contrôle du pouvoir des entreprises comme une attaque contre la liberté, alors que ce sont pourtant les entreprises qui commettent la véritable attaque contre la liberté. Dès lors, les progressistes doivent mieux cadrer la question pour que les gens puissent voir ce qui se passe réellement : ce sont les grandes entreprises qui essaient de contrôler tout le monde avec leur argent et leurs relais politiques. Et par conséquent, c’est d’elles qu’il faut aspirer à se libérer.
Dans cet ouvrage, Lakoff se montre un écrivain plein d’esprit, au style assez direct. Mais il ne faudrait pas s’y tromper. Ses années d’expérience, tant dans l’enseignement que dans la recherche de pointe en linguistique cognitive lui permettent de rendre simples et clairs des arguments très solidement fondés.
Certes, son livre est amusant à lire, mais il est aussi particulièrement déprimant : il donne à voir combien sont puissantes les techniques de cadrage conservateur qui dominent dans le monde d’aujourd’hui.
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(1) LAKOFF George, (2004), « Don’t Think of an Elephant », Know Your Values and Frame the Debate, Chelsea Green.
(2) https://www.allencheng.com
(3) De plus, il est écrit pour un lectorat américain. Dès lors, quelques notes de bas de pages auront à expliquer la portée des exemples pris par l’auteur, dans la mesure où ils sont peu ou pas du tout connus par un lectorat francophone.
(4) Voir notamment :
* https://gerardpirotton.be/communication-metaphores
* https://fr.wikipedia.org/wiki/George_Lakoff
* De nombreuses vidéos sont disponibles sur Youtube, où il donne des cours et des conférences. Suggestion : il présente ici, de manière très pédagogique et en moins de 10 minutes, comment son approche permet d’aborder notre compréhension… d’une relation amoureuse !
(5) LAKOFF George, JHONSON Mark, (1985), « Les métaphores dans la vie quotidienne », Editions de Minuit, Propositions, Paris. (Titre original: « Metaphors we live by », The University of Chicago Press, Chicago and London, 1980)
(6) C’est l’expérience pré-langagière de l’espace, dont notre corps est le vecteur de l’expérience que nous pouvons en faire qui est, in fine, le soubassement métaphorique fondamental. (Ainsi, dedans/dehors; au-dessus/en-dessous; devant/derrière sont à jamais rétifs à toute modélisation)
George LAKOFF, Mark JHONSON (1980) Metaphors we live by, University of Chicago Press
Mark JHONSON (1987) The body in the mind, The Bodily Basis of Meaning, Imagination and reason, University of Chicago Press.
George LAKOFF, Mark JHONSON (1999) Philosophy In The Flesh: the Embodied Mind and its Challenge to Western Thought. Basic Books.
(7) LAKOFF George, JHONSON Mark, (1999), « Philosophy in the Flesh. How the Embodied Mind Challenges the Western Philosophical Tradition », B) asic Books, 1999
(8) LAKOFF George (1996) « Moral Politics : How Liberals and Conservatives Think », University of Chicago Press. Le sous-titre de l’édition 1994 était: « What Conservatives Know That Liberals Don’t ».
(10) Une relation amoureuse peut bien sûr être « cadrée » autrement que par le voyage, (l’amour-est-une-folie, par exemple) tout comme « le voyage » peut encadrer d’autres champs d’expérience (une discussion, un programme de recherche, ou chacune de nos vies par exemple)
(11) Lakoff prend l’exemple d’une phrase restée célèbre dans l’histoire politique des Etats-Unis. Elle a été prononcée par Richard Nixon, lors d’une conférence de presse : « I am not a crook », je ne suis pas un escroc. Cette phrase a été prononcée par l’ancien président en plein affaire du Watergate, en 1973, alors qu’il tentait de répondre aux accusations qui lui étaient adressées. Un an plus tard, il fut contraint de démissionner. Ces cinq mots restent, dans la culture politique américaine, comme ce qui résume l’héritage politique de Richard Nixon.
(12) Ce n’est sans doute pas par hasard que Lakoff prend cet exemple. L’éléphant étant l’animal symbole du Parti Républicain. Pour leur part, c’est un âne que les Libéraux ont choisi pour les représenter.
(13) Grand Old Party. Surnom donné au Parti Républicain.
(14) Ce mouvement (acronyme de « Taxed Enough Already » – déjà suffisamment taxé) s’est développé sous Obama, s’opposant tout à la fois au soutien au système financier, dans la suite de la crise financière de 2008 et sa mise en place d’un système de protection sociale. Il rassemble des libertariens, des conservateurs, des populistes anti-taxes, les anti-avortement et les pros-peine de mort, les négationnistes des causes anthropiques des dérèglements climatiques… Sarah Palin en a été la figure la plus médiatisée, de ce côté de l’Atlantique.
(15) On aurait tort de considérer cela comme anecdotique ou quasi folklorique (On a en tête ces images d’un président qui mène campagne et prête serment entouré de sa femme et de ses enfants). Lakoff y a consacré des pages d’un de ses ouvrages, sous-titré : « Ce que les républicains savent et de que les libéraux ignorent ». Voir aussi, ci-dessous, les développements sous le point 7.
(16) On rappellera que les côtes est et ouest des Etats-Unis sont massivement identifiées comme progressistes et modernisatrices, tandis que l’intérieur du pays, davantage rural, est réputé conservateur.
(17) James Dobson est un prédicateur chrétien évangéliste et psychologue. Il est considéré comme un prédicateur les plus influents, quant aux positions conservatrices en matière sociale. Son émission de radio, « Family Talk », est relayée par des centaines de radios dans tous les Etats-Unis.
(18) Voir ci-dessous, point 7.
(19) Du verbe « to nurture », qui signifie autant nourrir qu’élever, éduquer.
(20) Voir ci-dessus, point 5.
(21) DOBSON C. James (1970) « Dare to Discipline », Tynadale House Publishers. Nombreuses rééditions.
(22) Comme on le dirait d’un cheval emballé