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Pargerardpirotton

Virus et dynamique des groupes

 

 

 

 

 

 

 

Un célèbre scène du film « Douze hommes en colère« 

C’est un grand classique de la formation à la dynamique des groupes. Rassemblé.es dans un local, les participant.s ont pour tâche de déterminer, par exemple un ordre de priorité dans la répartition de maigres ressources, au sein d’un groupe de rescapé.es. qui sont échoué.es sur une île déserte ou perdu.es en montagne après un accident d’avion, dans l’attente d’hypothétiques secours…

Quelques «volontaires» sont invité.es à jouer. Ils/elles se placent au centre du local et on leur indique qu’ils/elles doivent tenir le rôle des «rescapé .es», chacun.e disposant ou non de consignes individuelles particulières, tandis que d’autres, en périphérie, ont pour tâche d’observer les interactions, soutenu.es par des «grilles d’observation». A la fin de cette mise en scène, l’animateur/trice remercie les acteur/rices, dans la mesure où leurs contributions auront permis de disposer d’une situation concrète à analyser puis les invite tout d’abord à «exprimer leur vécu». C’est  une nécessaire étape de décompression et de mise à distance progressive de la situation. On passe ensuite au compte-rendu des observations et on procède alors sur cette base à l’élucidation, par exemple des arguments avancés, de leurs fondements et de leur portée, des mécanismes d’influence, des stratégies d’intervention des un.es et des autres, des modes de prise de décision, etc.

Toutefois, au-delà de ce qu’un tel exercice permet d’apprendre sur les modes de prise de décision et les capacités d’influence des protagonistes, il reste qu’à un moment donné, le focus finit par se mettre sur le scénario lui-même, qui semble attester du quasi sadisme des concepteur/trices de tels scénarios. Les participant.es impliqué.es font massivement part de leur frustration d’avoir ainsi été placé.es dans une situation impossible : c’est une tâche intenable que d’avoir à choisir entre des priorités que rien ne permet de hiérarchiser. Aucun argument éthiquement recevable ne permettrait de classer des besoins aussi indéfectiblement prioritaires les uns que les autres.

N’y a-t-il vraiment que moi pour y voir un parallèle avec les situations que doivent affronter les autorités politiques ? Confrontées aujourd’hui à l’obligation de gérer notamment une rareté (capacités hospitalières, masques, vaccins,…) elles tentent de rencontrer l’inhumain défi : établir des priorités en les fondant «scientifiquement» et «politiquement». Ce faisant, elles se trouvent immédiatement exposées à la critique; qui, de ne pas avoir tenu compte de tel secteur ou de telle dimension, qui encore d’accorder trop d’importance à tel ou tel autre.

Je reviens à l’exercice structuré de dynamique des groupes. Il est rare qu’une personne s’étant vu attribuer un rôle d’observation regrette de ne pas s’être trouvé «au centre» pour jouer cette situation impraticable, confronté à l’obligation de trouver une solution chimérique. Personne ne s’autorise à faire la leçon aux acteur/trices.

Pour ma part, s’il est une leçon que j’en ai alors retenu, c’est… la modestie et l’humilité.

Et vous ?

Pargerardpirotton

A qui le tour, à quand Latour ?

Si le « premier » confinement avait déjà fait apparaître cette nouvelle édition de la « concurrence des victimes », le deuxième n’a pas non plus manqué ce rendez-vous : qui souffre le plus, de la pandémie sans doute mais bien davantage encore des mesures prises par les pouvoirs publics pour l’affronter ?

 – « Nous sommes tous dans la même bateau », clament les uns ;
 – « Oui, mais c’est moi qui prend les vagues de front ! », répondent en chœur des « secteurs ».

Aujourd’hui, dans cette grande série « Qui souffre le plus du corona ? », voici venu le tour des … « Tour-opérateurs ».

N’est-ce pas alors le moment de se rappeler cette question lancée par Bruno Latour, fin mars 2020, sur AOC:

Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Et sa sous-question, pour dépasser les « Yaka » :

Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers / employés / agents / entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Essayons-nous à l’exercice.

La diminution significative du volume de transport aérien des personnes nécessitera des reconversions, tant du personnel assurant ces vols que des fonctions annexes : catering, nettoyage, maintenance, commerces divers, contrôle aérien… autant que ce que l’on nomme l’industrie du tourisme. Pour chacun de ces sous-secteurs d’activités, des accompagnements devront être mis en place, sur un modèle inspiré des « cellules de reconversion » et qui mobilisent les salarié.es et leurs organisations représentatives, les employeurs, ainsi que les représentants des pouvoirs publics. Ces cellules se doivent d’inventorier et de valoriser les compétences des personnes et chercher les activités et les secteurs d’activités dans lesquelles ces compétences pourraient être positivement mobilisées. L’enseignement et la formation des adultes, les services publics de prospective, les universités, les organisations de tout type, actives sur un territoire, devraient également être associées à de tels efforts. La vitale reconversion de ces secteurs passe par les démarches de réflexion, de concertation, menées avec les travailleur/euses et leurs organisations représentatives, afin de ne pas laisser ces décisions aux seuls actionnaires. On se souviendra de la proposition d’Isabelle Ferreras quant au renforcement de la démocratie dans les entreprises.

 

Possibles reconversions

Le premier confinement a mis en lumière des capacités de reconversion d’entreprises qui, en quelques jours, se sont montrées capables de réorganiser leurs processus de fabrication pour produire des biens sanitairement utiles, voire cruciaux (gels hydro-alcooliques, masques, voire respirateurs ou autres équipement hospitaliers…) Ces exemples doivent être étudiés de manière à mettre en lumière les ingrédients qui ont permis leur réussite et favoriser leur transfert à d’autres secteurs d’activités.

Les entreprises pourraient alors être encouragées et aidées par les pouvoirs publics dans cette réflexion participative. De manière schématique, ces démarches peuvent comprendre les étapes suivantes :

 –  Quelles sont les compétences présentes dans notre entreprise ?
 – Avec les savoir-faire et les équipements dont nous disposons, que serions-nous capables de faire d’autre ?
 – Qu’elles sont aujourd’hui les besoins et demandes solvables, socialement, collectivement, culturellement… nécessaires ou simplement utiles, que nous pourrions rencontrer en mobilisant toutes ou parties de ces ressources ?
 – Que devrions-nous revoir dans nos processus, de manière à ce que cela se passe dans des conditions respectueuses des limites écologiques et soucieuses du maintien de la vie sur terre ?

 

Des gestes-barrière contre le retour du « business as usual »

Revenir à l’avant Covid ? Que nenni. « Pas de retour à l’anormal », a-t-on lu çà et là !

Il s’agit au contraire de profiter de cette crise, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, pour réfléchir à nos modes de vie et aux mutations que nous impose notre condition de terrestres. Mais plus encore, il faut s’atteler à l’élaboration de manières concrètes d’y arriver. Et ces basculements nécessaires ne pourront pas se faire « d’en haut ». Faute de quoi, chaque mesure ne manquerait pas d’être contestée, si pas contrecarrée par les coalitions circonstancielles des mécontent.es qui surgiraient immédiatement. Plus que jamais, nous avons besoin d’un travail sur le « comment faire », auquel doivent être associées les forces vives les plus larges.

Les questions proposées par Bruno Latour, qui articulent, dans une même démarche collective, l’horizon désirable et les contraintes des chemins à parcourir, sont donc d’une cruciale pertinence.

Pargerardpirotton

Généralement, je déteste des philosophes

Entendons-nous bien, dès le départ: j’ai même des ami.es philosophes, çà n’a rien à voir. Non, moi je parle ici des philosophes dont les médias sont friands. Et ce qui prend quelquefois un ton caustique n’en est pas moins argumenté, comme on va le lire.

La première chose qui me les rend insupportables, c’est cette posture massive de surplomb, au-dessus de la mêlée, dégagée des bassesses qui sont le quotidien du plus grand nombre, une posture qui pourrait se formuler pragmatiquement dans ce genre: «Vous êtes des idiots, empêtrés dans les contingences et les vicissitudes de vos petites vies. Moi, je sais prendre de la hauteur. J’aime à le dire avec un brio et si vous prenez cela pour de l’arrogance, tant pis pour vous!»
Pour le formuler encore en d’autres termes : cela s’apparente à du mépris.

La deuxième chose qui m’insupporte est qu’ils (ah oui, ce sont des hommes…) parlent en «je» et qu’ils invitent donc à penser en «je». Nous y sommes tellement habitué.es que cela ne nous choque plus, cela pourrait même nous flatter… Or, la société n’est pas, contrairement à leur implicite jamais interrogé, une constellation d’individus pensants. Pire: cet implicite est une option politique, celle qu’exprimait en son temps la Première Ministre de Grande-Bretagne, Margaret Thatcher : «There is no such thing as society», ce que l’on pourrait traduire par:

«Une société, ça n’existe pas, il n’y a que des individus».

Ce projet réductionniste restreint chaque personne à sa qualité de personne insulaire, à l’image des agrégats de consommateur/trices que considèrent les concepteurs de campagnes marketing, dans la suite des penseurs de l’idéal du marché. C’est enfin une focalisation sur le seul premier niveau de la grille d’Ardoino, qui en compte pourtant quatre ou cinq autres.

Troisièmement: leur approche est résolument conceptuelle, faisant un abondant usage de termes en «-isme» et en «-ité». Je ne nie pas l’intérêt et la légitimité de ces concepts, mais je pointe davantage un travers majeur, qui consiste à « substantifier » ce qui n’est avant tout qu’une idée. (1) On pourrait presque apparenter cela à du bovarysme, la beauté esthétique idéelle des concepts constituant un monde refuge, qui permet de se préserver des immanquables frustrations du monde réel. De plus, ces concepts sont le plus souvent élaborés dans une acception aristotélicienne, comme on va le voir, un trait critiquable et pourtant d’autant plus usité qu’on se situe dans la seule sphère de idées.

Quatrième argument: un usage massif d’un «nous», sensé rassembler tout le monde dans ses filets, indistinctement et sans le moindre questionnement sur l’usage de ce pronom. Ce trait est particulièrement critiquable, dans la mesure où il présuppose une communauté de situation, de réflexion, d’action et de responsabilité qui n’existe tout simplement pas dans la «triviale réalité». Ce «nous» présuppose l’évidence d’une unanimité qui est posée comme un axiome, alors que nos expériences de situations sociales fournissent autant d’occasions de percevoir l’inverse: conflits d’intérêts, différences socio-économiques, de visions du monde… tissent le quotidien des sociétés.

 

Deux approches philosophiques

On l’aura compris, je ne suis pas philosophe. Ce qui ne m’empêche pas de m’y être intéressé et de pouvoir modestement proposer une distinction entre deux conceptions contrastées, que les personnes davantage que moi documentées en histoire de la philosophie, seraient sans doute à même de commenter bien davantage.

Une première conception consiste à considérer que les «idées» sont premières et qu’elles conduisent ensuite à l’action qui en découle. En cohérence avec cette option, la tâche des penseurs consiste à construire des modèles de pensée, fournir des repères, des instruments pour juger. Le centre de gravité est ici la rigueur de la réflexion et la cohérence du modèle, d’autres ayant en charge de mener des actions cohérentes. Séparation nette, donc, entre la sphère de l’action et celle de la réflexion.

Une autre conception consiste à considérer que les acteurs socio-politiques agissent, selon les opportunités que présentent les situations qu’ils affrontent, mobilisant pour cela des représentations du monde et une visée de ce qui est désirable à leurs yeux, plus ou moins explicitement. Dans ce cas, la tâche des penseurs consiste à observer, écouter et élucider les fondements plus ou moins implicites de ces conduites et à en manifester les soubassements. L’action est ici la source d’inspiration du travail réflexif, les acteurs eux/elles-mêmes pouvant très bien s’y livrer. C’est très exactement ce que Gramsci, revisitant ce terme repris à Aristote, entendait par la «praxis».

On l’aura compris, je me sens davantage d’affinités avec la seconde option. Selon moi, les idées n’ont guère de pertinence en elles-mêmes, tant que des acteurs ne s’en sont pas saisis pour donner sens à la situation qu’ils vivent, apprécier la mesure dans laquelle elles leur conviennent ou non, identifier un horizon désirable et guider l’organisation de moyens concrets pour y arriver. Et dans le monde de l’action, de la contingence, les choses sont rarement aussi limpides que dans le monde des idées… On pourrait d’ailleurs le rappeler: dans l’antiquité grecque, des philosophes écrivaient bien peu : leur œuvre philosophique était leur vie elle-même, comme matière à leur propre réflexion autant qu’à celles de leurs contemporains.

 

Une relation de domination

La première approche, conceptuelle, consiste à clore sur lui-même le monde des idées, laissant à d’autres le soin de les incarner. Dans cette conception, les mondes de la pensée et de l’action sont des mondes distincts, si pas étanches, mais qui relèvent en tout cas de logiques internes, de pertinences et de systèmes de légitimation bien distincts. Mais il y a plus: la structure de la relation entre pensée et action est conçue ici comme une structure de domination. Et elle fait écho à d’autres structures de dominations comme celles de l’esprit sur le corps, de l’être humain sur la nature, de l’intellectuel sur le manuel, de celui qui a des biens et des loisirs sur celui qui doit travailler pour subvenir à ses besoins, voire de l’«homme» sur la «femme»…

 

De bons clients des médias.

Finalement, que des personnes raisonnent dans les termes que j’ai démontés plus haut, après tout, pourquoi pas, c’est leur droit. Le plus exaspérant dans tout cela, c’est la place que ce discours philosophique prend dans les médias, envahissant tous les lieux d’expression et s’installant comme seule parole légitime, dès qu’il s’agit de commenter des faits de société. Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues? C’est alors ce qu’il s’agit de comprendre.
Pour avoir déjà examiné une question analogue à propos d’un autre objet (il s’agissait, en l’occurrence, la manière dont les médias rendent compte des conflits sociaux), je propose une première exploration de cette question : quels sont les éléments internes au système médiatique qui peuvent expliquer cet état de fait ? Ainsi, on peut interroger la formation des journalistes et des animateur/trices et s’inquiéter de savoir quelles sont les sciences sociales qu’ils/elles ont été rencontré.es dans leur parcours. On sait par exemple la tendance des professionnel.les des médias à faire appel, dans l’urgence que leur imposent leurs conditions de travail, à des personnes croisées dans leur parcours de formation.

On peut aussi s’intéresser à ce qui préside à la conception des grilles de programmes. Dans un contexte concurrentiel, c’est notamment la comparaison qui est faite avec les autres opérateurs qui guide ces choix, qu’il s’agisse d’imiter ou de se distinguer. Plus: le suivi quasi immédiat des taux d’audience peut conduire à inviter dans un studio un invité qui a «cartonné» peu avant chez un concurrent. Il s’agit donc d’une gamme d’explications qui ressortissent des règles du jeu interne au système des médias. Ne négligeons pas non plus l’efficacité des «services de Com.» des éditeurs, qui sont en situation de fournir aux médias des auteurs «qui passent» bien…

 

L’omniprésence de l’individu

On est sans doute loin d’avoir fait le tour de la question, quant aux règles du jeu qui prévalent au sein du champ médiatique. On en restera là, à ce stade, pour agrandir ensuite bien plus largement la focale et s’interroger sur ce qui peut bien expliquer cette omniprésence du discours philosophique. J’y vois pour ma part une résonnance avec la «société des individus», pour reprendre le titre de l’ouvrage classique du sociologue Norbert Elias. En Occident tout au moins, la croyance contemporaine selon laquelle la société est composée d’individus est en fait le résultat d’un processus étalé sur plusieurs siècles et qui débouche sur un paradoxe : à l’instant même où une personne se conçoit comme un individu, elle s’actualise comme le pur produit de cette évolution, dont elle est ainsi le témoignage autant que le relais. Dans le même mouvement, elle affirme son autonomie à l’égard des contraintes sociales, en même temps qu’elle manifeste aussi le point où elle s’y conforme. (2)

Cette centration sur l’individu pensant est loin d’être une exclusivité de la philosophie. Le scénario qui prévaut dans l’économie orthodoxe d’un consommateur rationnel qui collecte complètement une information disponible sur le marché et prend sur cette base des décisions qui visent à maximiser ses intérêts, contribuant ainsi à l’équilibre optimal dudit marché, sans la moindre régulation extérieure que la «main invisible» du marché, apparaît comme une fiction aussitôt que l’on observe les comportements économiques avec d’autres yeux que ceux des économistes.

On retrouve également cette même centration sur l’individu pensant, dans le champ des sciences de l’éducation. Ainsi, l’usage du si crispant vocable d’ «apprenant», dont l’implicite est celui d’un individu isolé, détaché des relations sociales dont il est issu, en même temps qu’il y prend place. Cette conception occulte la vision d’une personne socialement, culturellement, sociologiquement… située, dont les capacités de réflexion sont issues de son histoire sociale et de ses attachements/détachements, de ses aspirations et de ses renoncements…

Les succès scientifiques et éditoriaux des sciences cognitives participent sans doute du même mouvement. C’est l’objet d’un récent ouvrage d’Alain Ehrenberg qu’il consacre, non aux sciences cognitives et aux neurosciences, mais plus précisément aux conditions sociétales de leur succès, ou de leur «réception» (3) Il souligne notamment que L’individu idéalisé par l’approche cognitive est donc aussi celui qui est privilégié dans les modes d’organisation du travail autant que dans la conditionnalité des aides sociales. L’idéal social majeur aujourd’hui met au centre la valeur d’autonomie comme valeur pivot qui organise nos attentes à l’égard d’une vie bonne et l’actualisation de nos potentialités. De plus, l’image sous-jacente qui est massivement à l’œuvre est la métaphore l’ordinateur. Une question qi guide encore nombre de recherches et celle-ci: quelles sont les compétences à maîtriser par une machine, de manière à ce qu’elle soit capable de dialoguer avec une autre? On occulte ainsi le fait que, dans le cas de sujets humains, ces compétences sont aussi des habilités construites, tant dans son histoire personnelle, en relation avec d’autres sujets humains (ontogénèse) et ses environnements non-humains, mais également issus d’une sélection au fil de l’évolution de l’espère humaine (phylogénèse). Autre oublié, et non des moindres : le corps. On se réfèrera ici tout particulièrement à l’œuvre de Francisco Varela. (4)

Dans le champ politique, l’usage récurrent du terme de «citoyen.ne» participe de ce même mouvement de pensée. Le/la citoyen.ne est généralement paré de toutes les vertus, réflexivité, réactivité immédiate (Ah cette insupportable mode des micros-trottoirs!) mais surtout abordé comme un être isolé, capable de formuler seul et instantanément un avis péremptoire, sans avoir besoin pour cela d’échanger avec d’autres, d’enrichir sa propre réflexion au contact d’autres points de vue… On retrouve ici la deuxième critique adressée plus haut à l’expression majoritaire des philosophes médiatiquement exposé: Cet individu serait sans affiliation, il n’appartiendrait à aucune organisation, aucun groupe, aucun cercle… en d’autres termes, pour le prendre le vocabulaire de Pierre Rosanvallon, il serait «désaffilié».

Le contrepoids à ces conceptions est à chercher dans la l’épistémologie de la complexité, notamment avec la notion d’émergence. Cette notion désigne le fait qu’un ensemble quelconque présente des propriétés qui ne sont déductibles à partir de l’examen des propriétés des éléments distincts qui le composent. Et s’il en est ainsi, c’est notamment parce que ces éléments ne sont pas regroupés aléatoirement dans cet ensemble comme des billes de verre dans un sac, mais sont disposés les uns par rapport aux autres selon une organisation spécifique. Le biologiste Albert Jacquard prend cet exemple. L’oxygène (O) et l’hydrogène (H) sont chacun des gaz inflammables. Ils peuvent même être des accélérateurs de feu. Pourtant, une certaine combinaison de ces deux composants (H2O) permet par contre d’éteindre ce même feu. On voit bien que cette propriété de l’eau n’est pas déductible à partir de l’examen des propriétés de ses composants.

Ce qui est valable pour un exemple aussi simple que de l’eau l’est a fortiori pour une forêt, voire même un bosquet, qui ne peuvent se résoudre à la simple juxtaposition d’arbres. Les distances entre les «individus», le nourrissage des adultes par les petits via les réseaux de racines et de mycéliums, les étages de végétation, le couvert végétal et la génération d’humus, la régulation de l’humidité,… fait de cet ensemble un biotope pour de très nombreuses espèces animales et végétales, et dont les propriétés ne se résument pas à la simple coprésence d’un certain nombre d’arbres. Et ce biotope, dans sa complexité, constitue en tant que tel un objet d’étude légitime, distinct d’une étude portant tout aussi légitimement sur un arbre en particulier. Les travaux d’Esnst Zücher sont tout à fait exemplaires de ce propos. (5)

Et qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas! Je ne suis pas occupé à faire ici de l’anthropomorphisme. J’affirme plutôt que la légitimité qui est reconnue aux biologistes (l’étude d’une forêt ne se rabat pas sur le seul niveau de l’étude des caractéristiques d’un arbre) doit également être accordée aux sciences sociales qui se donnent pour objets d’études des ensembles plus vastes que les individus humains abordés dans leur individualité.

 

Où sont les sociologues?

Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues ? Ils et elles semblent effacé.es de l’espace public, précisément en raison du fait que ces disciplines, par la nature de leurs objets d’études, constituent autant de rappels des contraintes qui s’imposent aux individus et que les individus modernes ne veulent plus «conce-voir».

Si les sciences sociales sont désormais quasi absentes des médias, elles semblent aussi avoir disparu des cercles où s’élaborent les décisions politiques. C’était notamment ce même constat qui avait motivé, en 2002, l’ouvrage dirigé par Bernard Lahire, au titre quelque peu provocateur, «A quoi sert la sociologie?». Traductions opérationnelles de cette désaffection: diminutions des financements pour des recherches menées dans ces disciplines, si souvent mises en situation de devoir justifier leur légitimité. Et lorsque les pouvoirs publics cherchent à éclairer une situation qui demande des décisions, c’est à d’autres scientifiques que celles et ceux issus des sciences sociales auxquel.les ils font appel.

La bataille est donc loin d’être gagnée. Mais il peut aussi revenir aux sciences sociales de s’interroger sur ce qui a conduit à cette situation. (6) Sans prétendre faire ainsi le tour de la question, je propose ici quelques pistes, sous la forme d’une paresseuse et désordonnée «bullet points list»

• Veiller à ce que les services «relations publiques» des institutions qui emploient des chercheur/ses en sociologie soient bien informés des sujets de leurs travaux et sur lesquels ils et elles pourraient intervenir avec pertinence dans les débats médiatiques;
• S’enquérir proactivement auprès des autorités publiques des questions pour lesquelles des recherches menées en sociologie pourraient éclairer des domaines dans lesquels des décisions sont à prendre;
• Tout aussi proactivement, prendre contact avec différents médias et faire offre de contributions sur les «sujets de société». On l’a vu, les médias étant très sensibles à ce que font leurs concurrents, une porte ouverte auprès de l’un d’eux est potentiellement des portes ouvertes chez d’autres;
• Repérage volontariste des journalistes, présentateur/trices, animateur/trices, responsables de rubriques,… dont le travail laisse voir la réceptivité aux éclairages des sciences sociales;
• Etudier, avec les outils propres aux sciences sociales, les raisons de l’estompement de la sociologie dans les lieux de débats et de décisions et proposer sur cette base des manières pragmatiques et cohérentes de changer cet état de choses. Un point particulier est celui de la place controversée des expert.es;
• Les médias sont attentifs aux réactions de leur audience. Réagir sur les espaces d’expression qu’ils organisent (commentaires sur leurs sites, messages sur leurs réseaux sociaux et autres «courriers de lecteurs») peut avoir son utilité, pour peu que la critique soit constructive et, mieux, suggère d’autres regards sur l’actualité et des personnes crédibles pour en parler;
• La sociologie n’en a sans doute pas fini avec la nécessité de défendre la spécificité de son objet et à poursuivre ses efforts d’émancipation à l’égard de la philosophie. (7) Réinterroger ses fondements, ses concepts, ses méthodes, ce qu’elle sans doute déjà fait plus que toute autre discipline, peut toujours être fécond; (8)

• …

 

Alors, on conclut ?

Cet article avait commencé comme un billet d’humeur, motivé par l’agaçante omniprésence de la philosophie comme paradigme d’approche des phénomènes de société. Et puis, les choses ont pris davantage d’ampleur. Au fil de l’écriture, on a évoqué la posture de la philosophie (surplomb, détachement des contingences de l’action…), l’air du temps, la société des individus, les règles du jeu interne à l’univers des médias,… Qu’en conclure, alors qu’on a déjà dépassé depuis longtemps le « TLNR? (9)

Dans son imperfection même, cet article prend les apparences d’un nœud que l’on fait dans un mouchoir pour ne pas oublier quelque chose, en l’occurrence, de poursuivre la réflexion. Comment susciter la vigilance, face à tout discours orienté vers un horizon d’indépendance impossible à attendre et qui fait peser sur les individus atomisés un poids exorbitant? Comment ne pas concevoir les relations sociales comme des contraintes dont il faut s’émanciper mais au contraire comme des conditions préalables à nos existences d’êtres sociaux?  Comment fournir au plus grand nombre des occasions d’expérimenter cette dialectique de l’un et du multiple, du même et du différent, des inextricables rapports de co-dépendance qui tissent les sociétés?

Cette imperfection est un peu comme une prise de rendez-vous, une invitation à poursuivre, la réflexion sans doute, mais surtout un appel à l’action, organisée avec d’autres, un appel à faire de la politique, finalement !

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(1) Gregory Bateson a travaillé ce point. On lira notamment son chapitre «La double contrainte, 1969» dans le second tome de son ouvrage: «Vers une écologie de l’esprit» Seuil, 1980. Pages 42-49.
(2) J’ai eu l’occasion de développer ailleurs ce raisonnement. Voir: «Distinguer sans séparer, relier sans confondre».
(3) ERHENBERG Alain, (2018), «La mécanique des passions: cerveau, comportement, société», Odile Jacob, Paris.
(4) Francisco J. VARELA, (1989-1996), «Invitation aux sciences cognitives», Seuil, Points, Science.
Francisco J. VARELA, Evan THOMPSON, Eleanor Rosch, (1993) «L’Inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine», Seuil, la Couleur des Idées.
(5) ZUCHER Ernst, « Les arbres entre visible et invisible », Actes Sud, 2016.
(6) On peut estimer que si l’on est engagé dans une relation qui nous insatisfait, on a intérêt, non à blâmer l’autre (ce qui est sans doute commode, mais ce qui revient aussi à lui laisser les clés du changement espéré), mais au contraire à rechercher quels comportements de notre part contribuent au maintien de cette relation frustrante. Après tout, n’est-ce pas sur nous-mêmes que nous avons la capacité d’action la plus aisée. Dès lors, dans cette approche interactionnelle, changer ces comportements de notre part revient aussi à modifier les modalités de cette relation.
(7) Voir: Tarragoni F. (2016). « L’émancipation de la pensée sociologique: point de vue aveugle? » Revue Mauss, 2016/2, n°48, pages 117-134.
(8) Pensons à cette ouvrage provocateur de Bruno LATOUR: «Changer de société, refaire de la sociologie», avec sa proposition de la «sociologie de l’acteur-réseau», invitant à revisiter la notion même de société et à inclure résolument les non humains dans la réflexion. La Découverte/Poche, 2007.
(9) Too Long No Read, («Trop long, je ne lis pas») est l’acronyme d’un projet d’intelligence artificielle sur lequel travaille Facebook et qui consiste à résumer automatiquement des articles de presse jugés trop longs en les transformant listes de «bullet points».

Pargerardpirotton

La queue du dimanche matin

Imaginons. Un beau dimanche matin : tandis que le café coule dans le perco, je décide de faire un saut à la boulangerie du coin. Quelques viennoiseries, on est dimanche tout de même ! Pour y aller plus vite, je prends la voiture : à mon retour, le café sera prêt.

Le problème, c’est que d’autres personnes dans le quartier ont manifestement eu la même idée. Je peste : voitures en double file ou garées sur le trottoir avec les quatre clignotants, comme si c’était une excuse ! Que font là toutes ces bagnoles qui m’empêchent de rejoindre la boulangerie ? Mais, la même chose que moi, bien entendu ! Il faudrait les obliger à circuler à pied, tous ces gens qui ne sont sans doute pas aussi pressés que moi, pour que je puisse circuler avec ma voiture. Ils n’ont pas de café qui coulent, eux !

Entretemps, l’embouteillage s’est agrandi derrière moi, pendant que je prends mon mal en patience. J’en arrive à me dire que, dans leurs bagnoles, ils et elles doivent tenir le même « raisonnement » que moi. On n’est pas sorti de l’auberge. Finalement, j’aurais dû venir à pied. Oui, mais alors, j’aurais eu l’air d’un pigeon, si c’était pour permettre aux autres de pouvoir prendre leur bagnole…

Je continue à réfléchir. Tout compte fait, si les autres voient les choses de la même manière, il faudrait pouvoir convenir que personne –ou presque– ne puisse venir en voiture à la boulangerie. Il faudrait alors que la police fasse respecter cette obligation de ne pas utiliser sa voiture, pour que certains n’en profitent pas tandis que d’autres respecteraient la mesure.

Finalement, mon intérêt individuel est d’accepter des contraintes que j’estime justifiées et qui s’appliqueraient aux autres comme à moi. Décider de s’imposer librement, démocratiquement et collectivement des contraintes dont on comprend bien les raisons, voilà qui est une manière raisonnable d’exercer sa liberté.

Il est bien évident que ce raisonnement n’a rien à voir avec les mesures à l’égard de la crise sanitaire, pas plus qu’avec, au carré, au cube ou plus encore, les mesures à prendre en regard des dérèglements climatiques…

Bonne journée et merci de partager, si vous estimer pédagogique cette illustration quotidienne !

Pargerardpirotton

Sortir du nucléaire : remettre l’avenir au cœur du débat démocratique

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«Les méchants ont sans doute découvert quelque chose que les bons ignorent». – Woody Allen

L’opposition au nucléaire comme source d’énergie a été pour moi fondatrice. Au moment de la vie où se construisent les options qui structurent une vie et lui donnent sa colonne vertébrale, le combat anti-nucléaire a bâti chez moi quelques convictions et vigilances que réactive l’actualité (fermeture des centrales en 2025)

J’entends aujourd’hui des arguments qui font montre de la même mauvaise foi, du même cynisme, de la même inconscience qu’il y a quarante ans. Ainsi, les médias parlent de peur et d’angoisse et d’une population que des porte-parole divers s’efforcent de rassurer. Prenons cela comme point de départ pour en démonter la logique fallacieuse.

Selon ce discours, la peur serait du côté de la population ignorante, tandis que le savoir rassurant serait du côté des experts. Il serait démagogique de surfer sur cette peur pour relancer le débat contre l’option nucléaire et la décision de fermeture progressive des centrales n’aurait été dictée que par des raisons idéologiques…

Démonter les logiques sous-jacentes

On le voit : du point de vue des partisans du nucléaire, la logique caricaturale argumentative se construit en une opposition binaire. Les anti-nucléaires seraient irrationnels et émotionnels, passéistes, surferaient avec démagogie sur des craintes non fondées, n’avanceraient que les arguments idéologiques, tandis que les pro-nucléaires seraient rationnels et guidés par l’expertise des scientifiques de pointe, le souci d’assurer de façon responsable et réaliste un approvisionnement énergétique nécessaire au progrès.

Anti- nucléaire Pro-nucléaire
Irrationnel Rationnel
Passéiste Progressiste
Démagogique Responsable
Idéologique Réaliste

Si l’on veut pouvoir penser et agir aujourd’hui, c’est très précisément ce cadre implicite qu’il s’agit d’identifier, de contester et de refuser. Mais il s’agit surtout de bien voir qu’il peut être retourné, point par point. Les analyses et les propositions des écologistes montrent qu’il est irresponsable, irrationnel et intenable de conserver au nucléaire la place occupée aujourd’hui dans la production d’électricité et qu’une politique d’avenir se doit de tourner le dos à ce choix historique.

Des experts s’approprient le débat.

Il y a d’autres choses encore. Le recours à des experts pour expliquer ce qui se passe contribue à faire de l’option nucléaire une affaire de haute technicité, limitant les discussions à une sphère extrêmement réduite de spécialistes. Ce recours à l’expertise de techniciens (on va procéder à des crash tests…) infantilise une opinion publique. Ne rassure-t-on un enfant pour qu’il s’endorme et pour que les adultes puissent s’occuper des choses grandes personnes ?

On ne fait pas appel à la responsabilité et à l’intelligence citoyennes et le débat politique démocratique se voit exproprié d’un sujet fondamental : les orientations prioritaires de notre avenir collectif.

Aujourd’hui la question n’est donc pas «Faut-il sortir ou non du nucléaire ?» mais plutôt «Comment s’agit-il de réorganiser nos modes de vie et de vivre ensemble sur cette planète pour pouvoir sortir au plus tôt du nucléaire, tout en gérant, pendant des centaines, voire des milliers d’années, les conséquences des options énergétiques prises dans les années soixante et septante?».

Seuls de vastes débats démocratiques et une pédagogie des enjeux peuvent construire un contrepoids suffisant pour soutenir des décisions politiques courageuses, qui devront aller résolument à l’encontre des intérêts financiers, industriels et géopolitiques qui sont en jeu.

Gérard Pirotton
Dans les suites de Fukushima – 17 mars 2011

Pargerardpirotton

Trop tard ?

A celles et ceux qui pensent que 20 %, ce n’est pas beaucoup, parce qu’il reste encore une disponibilité de 80%…
Reprenons cette allégorie. Un étang sera totalement mort si les nénuphars recouvrent toute sa surface et empêchent donc la lumière de passer…
Sachant que la surface couverte par les nénuphars double chaque jour, quel est de dernier moment pour agir ?
– Vous avez trouvé ?
– La réponse est: « Avant que les nénuphars n’aient couvert la moitié de la surface de l’étang« .
Faute de cette intervention, l’étang sera mort le lendemain…
A méditer…