Complexité, chien, billard

Des chiens ou des boules de billard ? (*)

Reconnaître la complexité et se reconnaître complexe

Considérons un ballon : sa trajectoire n’obéît qu’aux lois mécaniques du coup de pied, et aux échanges d’énergie. Si le même coup de pied en revanche projette en l’air Ran Tan Plan [le chien le plus stupide de l’Ouest, il] choisira de s’inhiber, de prendre la fuite ou de mordre, ce qu’aucun ballon ne saurait faire. (1)

On sait que dans son itinéraire intellectuel, Gregory Bateson a été amené à s’intéresser au dualisme esprit-matière, qu’il situe à la base de l’épistémologie dominante en Occident, une épistémologie selon lui inappropriée à rendre compte des phénomènes complexes. On voit l’aboutissement de cette réflexion dans « La Peur des Anges ». (2) 

C’est dans le cours de cette préoccupation qu’il va s’inspirer d’une distinction initialement proposée par C.G. Jung et dont Bateson va entreprendre de tirer toutes les conséquences pour son propos. Voyons en quoi consiste cette distinction et en quoi elle peut bien être utile pour saisir un aspect de la pensée complexe. Commençons tout d’abord par une citation.

Jung (…) fait remarquer qu’il existe deux mondes (…) Le Pleroma est le monde où les événements sont causés par des forces et des impacts, et où il n’existe pas de «distinctions»; ou, pour mieux dire, pas de «différences». Dans la Creatura, les effets résultent précisément de la différence. (3) 

Rapportée à des préoccupations épistémologiques, cette distinction permet de contraster deux mondes d’explications, ou de compréhension. L’exemple est bien connu : une boule de billard qui en heurte une autre lui transmet une énergie déterminée qui permet d’en prédire le déplacement. Le Pleroma est donc dominé par le jeu des forces, des impacts, des transferts d’énergie. Ce qui permet de comprendre et de rendre prédictibles les phénomènes qui relèvent de ce monde. Bien sûr, un observateur pourra décrire ces phénomènes, constater des régularités, en déduire des lois… mais ces descriptions elles-mêmes ne relèvent pas du monde du Pleroma.

… ces informations sont nôtres ; elles font partie de nos processus vitaux. Le monde de la matière non vivante, ce Pleroma que décrivent les lois de la physique et de la chimie ne contient en lui-même aucune description. (…) Je peux décrire une pierre, mais elle ne peut rien décrire. (4) 

Cet univers du Pleroma désigne donc le monde du non vivant, un monde qui peut être rendu intelligible en ayant recours à des descriptions où interviennent par exemple des rapports de cause à effet.

Le monde de la Creatura quant à lui est régi, non par des forces et des impacts, mais par des distinctions, des différences.

 

Ces différences dont « parlent » les cartes

Pour bien saisir la portée de cette affirmation, il nous faut procéder à un petit détour par les travaux d’un auteur auquel Bateson a fait référence à de nombreuses reprises : Alfred Korzybski. (5) Une des expressions qui synthétisent les travaux de cet auteur est la fameuse expression : « La Carte n’est pas le Territoire. »  (6) Le mot n’est pas la chose nommée. Le mot est le nom de la classe dont la chose nommée est un membre. On reconnaît au passage la référence à la théorie des types logiques de Russell et Whitehead qui, comme on le sait, ont étudié les rapports hiérarchiques logiques entre un élément et la classe à laquelle il appartient. « Le mot ‘chat’ ne peut pas nous griffer », (7) dira Bateson, avec le sens de la formule qu’on lui connaît. En d’autres mots :

 …le langage entretient avec les objets qu’il désigne le même rapport que la carte entretient avec le territoire. (8) 

Pour Bateson, à la suite de Korzybski, ne pas percevoir ces différences entre la carte et le territoire aboutit à toutes sortes de pathologies, qu’elles soient épistémologiques, (9) psychologiques ou politiques.

Rapport donc, entre la carte et le territoire, entre mots pour la dire et la chose dite. Or, dira Bateson:

…ce qui transite du territoire vers la carte, ce sont des nouvelles de différences,(…) cette expression est en somme un synonyme d‘information. (10)

C’est ce raisonnement qui permettra à Bateson d’affirmer :

…ce que nous désignons par information -l’unité élémentaire d’information-, c’est une différence qui crée une différence. (11) 

Mais précisément, qu’est-ce qu’une différence ? La question est d’importance, puisque cette notion intervient dans ce que nous entendons par le monde de la Creatura. Prenons donc à nouveau un exemple à la mode de Bateson. Entre la feuille de papier et le sous-main sur lequel elle est déposée, il y a sans doute des différences. Toutefois, ces différences ne résident, ni dans ce sous-main, ni dans cette feuille. Elles ne se situent pas davantage dans l’espace qui les sépare. En fait, ces différences sont des idées, d’une certaine manière, elles n’existent pas. Le monde de la Creatura serait donc régi par quelque chose qui n’existe pas !

Voilà qui permet d’identifier une différence (!) bien radicale avec le monde du Pleroma, au sein duquel nous tentons d’expliquer les phénomènes en identifiant des causes, quant à elles, bien réelles. Or, on commence à le voir: il en va tout autrement dans le monde de la Creatura.

Dans le monde de l’esprit, rien – ce qui n’existe pas – peut être une cause. (12)

Pour illustrer cette affirmation péremptoire, prenons à nouveau deux de ces exemples dont notre auteur a le secret.

la lettre que vous n’écrivez pas peut vous valoir une « réponse » pleine de reproches. (13) 

Ou encore:

Une amibe, pendant une période de temps considérable, se déplacera davantage lorsqu’elle aura faim. (14) 

Ces deux exemples ont ceci en commun que l’énergie nécessaire à la mise en œuvre de ces comportements n’est donc pas celle que leur aurait transmise une « cause » extérieure. On voit alors combien raisonner en termes d’échanges d’énergie, de forces ou d’impacts est ici inapproprié. Dans le monde du Pleroma, rien ne peut pas être la cause de quelque chose. Mais ce peut être le cas dans le monde de la Creatura, où des nouvelles différences circulent le long de circuits, d’organes sensoriels, prêts à les percevoir. De manière métaphorique, de tels circuits complexes pourraient être tenus pour des « questions », tandis que les nouvelles de différences seraient des « réponses » pertinentes. Des différences ne seraient donc des différences -des informations- que pour des organismes, des ensembles dont la structure fonctionnelle, l’organisation interne et les « organes sensoriels » sont à même de les percevoir, des organismes dont l’organisation de cesse de « poser des questions ». Ces différences ne résident pas dans les objets du monde matériel, mais « dans » un organisme, capable de procéder à une comparaison : cette comparaison est un « processus mental ». (15) 

Dans cette métaphore de la question et de la réponse, fera-t-on encore résider la « cause » de ce que l’on observe dans la « réponse », la matérialité de la différence ou dans le processus mental, qui « pose la question » et perçoit-conçoit la différence ? Le raisonnement et l’explication causaux paraissent bien pauvres pour rendre compte de tels processus.

 

Un dualisme esprit-matière ?

Cette distinction entre les mondes du Pleroma et de la Creatura nous apparaît progressivement dans toutes ses implications.

En regard du dualisme esprit-matière, cher à l’épistémologie cartésienne et par lequel nous ouvrions cette section, la distinction Pleroma-Creatura permet de fonder un monisme.

Le dualisme apparent de cette dichotomie entre la Creatura et le Pleroma ne doit pas faire oublier que ces domaines ne sont pas séparés ni séparables, sinon en tant que niveaux de description. D’une part, l’ensemble de la Creatura existe à l’intérieur et par l’intermédiaire du Pleroma; (…) D’autre part, la connaissance du Pleroma n’existe que dans la Creatura. Nous ne pouvons rencontrer ces deux « mondes » que combinés, jamais séparés. (16) 

En ce qui concerne l’explication, la distinction entre les mondes du Pleroma et de la Creatura permet de contraster deux modes d’explication selon, soit que l’on attribue le statut de cause à un élément que l’on situe à l’extérieur du phénomène que l’on entreprend de comprendre, soit que l’on situe l’explication dans l’organisation du système complexe que l’on cherche à comprendre. (17) 

Quant à l’action, cette distinction nous amène à reconnaître des conséquences non moins négligeables. La prédictibilité possible des éléments qui relèvent du Pleroma nous permet d’agir de façon prévisible sur les objets du monde physique. Si la boule de billard se déplace, c’est parce que nous l’avons heurtée correctement avec la canne ah hoc. Nous nous attribuons ainsi du même coup le statut de cause du changement constaté.

Dans la Creatura, par contre, il ne peut en être ainsi. Ayons à nouveau recours à un de ces exemples chers à Bateson, un exemple inspiré d’Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll. Dans le jeu de croquet, Alice est « couplée » à un flamant rose, dont elle doit se servir comme d’un maillet pour heurter une boule qui se trouve être un hérisson. On imagine la suite.

La difficulté qu’éprouve Alice vient du fait qu’elle ne « comprend » pas le flamant rose, c’est-à-dire qu’elle ne possède pas d’information systémique sur le « système » auquel elle est confrontée. Pareillement, le flamant, lui non plus, ne comprend pas Alice. (18)

Quelle est alors, pour notre propos, la portée de cet exemple ?

La situation dans laquelle se trouve Alice est comparable à celle de l’homme qui tente d’engager, avec son environnement, un rapport instrumental, cherchant à soumettre cet environnement à sa volonté, dans les mêmes termes que s’il s’agissait d’objets inanimés du monde physique. (19) 

On s’en doute : les (mauvaises) surprises peuvent être désagréables et les conséquences aussi inattendues que contre-productives.

Apprendre la Creatura ?

A priori, au titre de construction intellectuelle, conceptuelle, la distinction reconstruite par Bateson entre le Pleroma et la Creatura ne devrait pas poser davantage de problèmes de compréhension et d’utilisation que d’autres catégories construites.

Pourtant, même et restant à ce niveau strictement conceptuel, cette distinction binaire ne se présente pas comme simplement dichotomique, comme deux catégories bi-univoques, mutuellement exclusives. Comme le note Mary-Catherine Bateson dans la citation présentée plus haut, il s’agit de concevoir ces deux mondes, non comme les termes d’une opposition tranchée, mais comme dialogiquement séparés/reliés. Si le Pleroma est le monde des forces et des impacts, il ne peut être conçu comme tel qu’à partir de la Creatura. Réciproquement, la Creatura ne peut exister en dehors du substrat que constitue le Pleroma. Si ce dernier continue bien à s’appliquer, il ne peut toutefois servir à expliquer les phénomènes organisationnels et communicationnels qui ont lieu dans le monde de la Creatura.

Si l’on prend maintenant en compte les dimensions psychologique (20) et philosophique, on verra que cette distinction met en jeu la question de l’identité, une notion aux multiples facettes, pour lequel le contraste séparé/relié permet utilement d’organiser les diverses acceptions du terme.

Cette distinction peut apparaître comme une mise en cause de l’identité, dès lors que cette identité est appréhendée à partir d’une conception où le sujet occupe dans son environnement la place centrale et qu’il s’évalue comme sujet à la mesure de sa capacité d’action sur cet environnement. Cette capacité d’action se conjugue de plus avec une volonté de contrôle, assimilée à la capacité de maîtrise externe.

L’identification de ces deux mondes, au plan psychologique et philosophique auquel nous nous situons ici, amène à reconnaître la vanité de cette volonté de contrôle. Renoncer (sagement) à cette prétention, concéder aux phénomènes complexes avec lesquels nous sommes en interaction un caractère organisé et donc une imprévisibilité corrélative, c’est tout à la fois se défaire de cette prétention de contrôle, qui consiste à réduire le complexe au simple, et c’est également attribuer à ces phénomènes des caractéristiques que nous ne reconnaissons généralement qu’en nous-mêmes: l’auto-détermination est une de celles-là.

  « Douleur, tu as beau faire, jamais je n’avouerai que tu sois un mal ». Le cri de Posidonius, au plus fort de la souffrance, refuse d’accoler à celle-ci une valeur, autrement dit, de se laisser dicter son comportement par la sensation qui le change en machine triviale. Dire non aux stimuli, à la nature et aux forces qui nous entraînent est le propre de l’homme. Dans un autre registre, les nazis qui n’avaient fait ‘qu’obéir aux ordres’, et qui furent pour cela condamnés à Nuremberg, s’étaient en effet d’eux-mêmes comportés en machines plus qu’en hommes. (21) 

On peut ainsi voir, dans notre refus même de nous laisser ainsi déterminer de « l’extérieur », une facette de l’affirmation de notre identité. C’est cette « compétence » des systèmes complexes qu’il s’agit ici de leur reconnaître.

Être capable de s’appréhender, comme sujet/observateur/acteur complexe, en interaction avec d’autres complexités ; être capable de concevoir ces interactions en des termes non triviaux, non déterministes ; reconnaître à ces complexités autant qu’à soi-même la capacité de non-détermination externe simple peut alors être une compétence constitutive de l’approche complexe.

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(*)  Ces pages font partie de la thèse, (défendue en 2001) dans une section destinée à explorer la difficulté d’exposer l’approche complexe. On explore ici une distinction que Gregory Bateson reprend à Jung. Elles ont aussi été intégrées dans une publication (CDGAI/Méthodologie-2017) intitulée : « Distinguer sans séparer, relier sans confondre. » Penser et agir dans une société des individus.

(1)  Daniel BOUGNOUX : La Communication par la Bande. Introduction aux Sciences de l’Information et de la Communication. Ed. La Découverte. Coll. Textes à l’Appui. Série Sociologie. Paris, 1991

(2)  Gregory BATESON : La Peur des Anges. Vers une épistémologie du Sacré. Ed. Seuil. Coll. La Couleur des Idées.  Paris, 1989

(3)  Gregory BATESON : Vers une Écologie de l’Esprit, Seuil, tome 2. Paris, 1980 (Pages 212-213)

(4)  La Peur des Anges. Op. Cit. (Page 32)

(5)  Voir notamment : « Forme, Substance et Différence. » Gregory BATESON. in: Vers une Écologie de l’Esprit. Tome II  Op. Cit. Pages 205-222.

(6)  Science and Sanety. Alfred KORZYBSKI. An Introduction to non Aristotelian System and General Semantic. Ed. Science Press. New York, 1941

(7)  Vers une Écologie de l’Esprit. Tome I.Ed Seuil. Paris, 1977  ( Page 212)

(8)  Vers une Écologie de l’Esprit. Tome I. Op. Cit. (Page 212)

(9)  Gregory BATESON : Pathologies de l’épistémologie. In : Vers une Écologie de l’Esprit. Tome 2.

(10)  La Peur des Anges. Op. Cit. (page 29) [Bateson renvoie ici explicitement à un passage de La Nature et la Pensée. Page 74]

(11) Vers une Écologie de l’Esprit Tome II Op. Cit. (page 210) 

(12)  Vers une Écologie de l’Esprit. Tome II Op. Cit. (page 211)

(13) Idem, page 209

(14)  Idem, page 239-240

(15) Voir : Gregory BATESON : Le Monde du Processus Mental. in: La Peur des Anges. Op. Cit. (pages 31-48). Ou encore : Critères du Processus Mental. in: La Nature et la Pensée. Ed Seuil, Coll: La Couleur des Idées. Paris, 1984.

On saura que pour Bateson, il y a de l’esprit (mind) dès que l’on atteint un certain niveau de complexité ou d’organisation. Ce qui n’inclut pas nécessairement ce que nous appelons communément la conscience. Ce qui n’est pas non plus forcément associé à un organisme unique. Pour lui, un tel système peut comprendre divers organismes, divers objets du monde matériel, pour autant que l’organisation qui relie les éléments de ce système le rende capable de procéder à des comparaisons, à être sensible à des nouvelles de différences. D’une certaine manière, l’esprit (mind) est ici conçu comme une émergence d’un niveau d’organisation et de complexité adéquat.

(16)  Mary-Catherine BATESON in : La Peur des Anges. Op. Cit. (Page 33)

(17)  On peut reconnaître ici la parenté avec la distinction proposée par Francisco VARELA entre le couplage par input et le couplage par clôture. Voir notamment : Autonomie et Connaissance. Essai sur le Vivant. Ed. Seuil. Coll.: La Couleur des Idées. Paris, 1989.

(18)  Vers une Écologie de l’Esprit. Tome II Op. Cit. (Page 200)

(19)  Bateson a beaucoup réfléchi à cette question, par exemple à l’occasion de ses travaux sur ce qu’il nomme « le but conscient ». (Voir : Vers une Écologie de l’Esprit Tome II, pages 183-204) Il affirme notamment : « La conscience, non assistée [par l’art, les rêves, etc.] tend toujours vers la haine :(…) en ne saisissant que des arcs de circuits, l’individu est continuellement surpris et, par conséquent irrité, lorsque ses stratégies ‘de tête’, une fois mises en pratique, se retournent contre leur inventeur. » (Vers une Écologie de l’Esprit. Tome I, pages 157-158)

(20) On pourrait s’étonner de cette référence à la dimension psychologique, à ce stade. Pourtant, ainsi que le signale Jean-Marie de Ketele: « Bloom, Krathwohl et Masia (1970) ont (…) montré les effets positifs des capacités affectives de haut niveau sur les apprentissages cognitifs » » L’auteur fait ici référence au deuxième tome de l’ouvrage de Bloom sur la Taxonomie des Objectifs d’Apprentissage, tome consacré au domaine affectif. Ed. Education Nouvelle. Montréal, 1970, et spécifiquement les pages 51 à 71.

de KETELE Jean-Marie: Observer et Eduquer Ed. Peter Lang. Berne, Francfort. 1980. (page 137)

(21) Daniel BOUGNOUX: La Communication par la Bande. Introduction aux sciences de l’information et de la communication. Ed. La Découverte. Coll: Textes à l’appui. Paris, 1991. (Page 237)

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