Le texte ci-dessous est destiné à soutenir un cours.
Dès lors, des formulations synthétiques et peu nuancées peuvent y figurer, dans la mesure où le cours oral est précisément le lieu pour les compléments éventuels et les réponses à des questions de précision.
D’autre part, l’appropriation et la maîtrise de ces considérations théoriques ne peuvent être assurées par la seule lecture de tels documents, aussi brillantes soient les qualités rédactionnelles de l’auteur ou aussi perspicaces que soient les lecteurs et les lectrices.
Bonnes lectures.
Une personne responsable d’un établissement scolaire ne peut restreindre les contours de sa responsabilité à sa seule dimension technico-pédagogique. En effet, cette fonction se trouve au cœur stratégique de l’organisation.
De plus, la formation peut faire l’objet d’attentes quasi magiques, de représentations quasi fantasmées. Ainsi, par exemple, on attendra souvent de la formation qu’elle soit capable de transformer radicalement les mentalités, la motivation, les mentalités, voire de changer l’organisation dans ses valeurs, son identité. Comme on le verra dans la partie consacrée à l’Analyse des Besoins en Formation, la personne responsable de construire un plan de formation aura tout intérêt à veiller à ce que l’on attende de la formation que ce qu’elle peut effectivement apporter.
Ces considérations plaident pour commencer toute réflexion sur un plan de formation par la prise en compte, non seulement du contexte général qu’affronte l’organisation concernée, mais aussi par l’analyse du jeu des acteurs internes à l’organisation. Telle est l’objet de la présente note, qui se réfère à des auteurs de référence en matière de stratégie des acteurs dans l’organisation.
Tel est le titre de cet ouvrage de référence, sous-titré : « les contraintes de l’action collective ». (1)
L’Analyse Stratégique (A.S.) partira d’une constatation de base: aucun individu n’accepte d’être traité totalement et uniquement comme l’objet du fonctionnement ou de l’accomplissement des buts d’une organisation. Les conduites des acteurs ne sont plus vues comme la simple résultante, prévisible, stéréotypée et donc reproductible, des déterminants structurels, financiers ou psychologiques. Leurs conduites sont inventées par les acteurs, dans un contexte, construites en vue de certains buts.
Si la formulation la plus achevée de cette conception est le fait de Michel Crozier et Erhard Friedberg, précisons qu’ils prennent explicitement appui sur les travaux de deux sociologues américains, March et Simon, à qui l’on doit le concept de « Rationalité Limitée » ainsi qu’une analyse davantage « politique » des organisations.
Esquissons ici les grandes lignes de ce raisonnement. Au lieu de partir d’un agent passif répondant de manière stéréotypée (c’est-à-dire prévisible) aux choix du stimulus qu’on lui impose, l’A.S. postule l’existence d’agents libres ayant leurs propres buts.
* libres, car les organisations, quoiqu’étant des « machines à rationaliser », ont des limites;
* leurs buts, parce que les acteurs ont donc la possibilité d’y développer leurs stratégies.
Pour atteindre ces buts, les acteurs vont poursuivre leurs propres stratégies; ils vont utiliser les ressources dont ils disposent de la manière la plus judicieuse compte tenu des contraintes du moment, telles qu’ils les perçoivent, depuis leur position. Leur conduite n’est donc pas entièrement prévisible puisque changeante. L’acteur ajuste constamment sa conduite aux données nouvelles auxquelles il se trouve confronté, dans sa recherche de son intérêt.
Un des a priori de ce courant est de considérer que les conduites de l’agent sont toujours rationnelles; seulement il ne s’agit pas d’une rationalité absolue, c’est une rationalité limitée, contin-gente, et pas seulement économique.
En effet, dans les conditions de l’action, l’individu ne peut pas trouver la « solution optimale » (pour autant qu’elle existe) étant donné les contraintes dans lesquelles il agit: il doit se contenter d’une solution praticable, faisable, accessible, possible. C’est donc la fin du « One Best Way » cher à l’organisation scientifique du travail de Taylor. De nombreuses études ont montré que le fonctionnement optimal n’existait pas dans la réalité. Dans les faits, le fonctionnement de l’organisation n’est donc pas « le meilleur »; il est un des fonctionnements possibles, distinct du fonctionnement « voulu » par les dirigeants.
Un des questions que l’on se posera ici est précisément celle de savoir pour quelles raisons un acteur, individuel ou collectif, se comporte de telle ou telle manière, même si elle n’apparaît pas « rationnelle » aux yeux des autres.
L’Analyse Stratégique va de plus reconnaître l’existence de « rationalités multiples ». Car il y a autant de « rationalités » que d’acteurs, ou que de groupes d’acteurs.
Ainsi, sur la politique de formation, le point de vue du financier, du responsable formation, du chef de service, des travailleurs concernés… ne seront pas les mêmes !
On retiendra donc l’idée que les individus ou les groupes d’individus peuvent poursuivre des buts propres: l’organisation comme totalité est donc traversée par une multiplicité de buts: pouvoir, prestige, autonomie, etc. De plus, chaque rôle, chaque fonction dans l’organisation fait faire aux acteurs l’expérience de certaines contraintes. Pour les différents acteurs, il y a donc là, matière à négocier, concrètement, au jour le jour. Quelle sera la capacité de l’organisation à positiver l’existence des ces rationalités multiples, de ces multiples buts, de ces rationalités militées, entre lesquelles il doit y avoir négociation? Telle sera la spécificité d’une approche politique de l’organisation.
Face à cette multiplicité, qu’en est-il alors de l’unité de l’organisation? En fait, on la caractérisera comme un Système d’Action, l’organisation étant confrontée à un double problème:
* réaliser ses objectifs, formuler ses propres buts;
* appeler ses membres, ses « constituants » à participer à leur réalisation.
Bien entendu, ces acteurs peuvent y mettre les conditions, ils peuvent « négocier » leur participation, plus ou moins implicitement. Toute organisation a donc besoin de la participation de ses membres et cette participation est toujours négociée.
Négociation, parce que la réalisation des objectifs des acteurs doit s’accommoder avec les objectifs de l’organisation. Les acteurs ne pourront poursuivre leurs propres objectifs qu’au travers de la poursuite des objectifs de l’organisation. Plus précisément les membres d’une organisation peuvent « refuser » cette participation et cette capacité leur donne du pouvoir dans l’organisation dans la mesure où celle-ci sera affectée par le comportement qu’ils adopteront. Une illustration pédagogiquement commode : la grève du zèle.
* on ne refuse pas le travail,
* mais on refuse « d’y mettre du sien » et on applique au contraire le règlement à la lettre,
* ce qui peut aboutir à la paralysie.
Notons que ce qui se passe entre l’individu et l’organisation, se passe aussi entre individus et entre groupes. Des négociations, des échanges, des arbitrages, des ajustements ont donc lieu de manière permanente, au sein de l’organisation, en vue d’un niveau de satisfaction « réalistement » optimalisé.
On en arrive ainsi à un état d’équilibre plus ou moins stable entre un ensemble d’individus ou de groupes qui ont les uns avec les autres des relations de pouvoir et de marchandage afin d’obtenir un niveau de satisfaction, en principe maximal par rapport à leurs possibilités de poursuivre des objectifs propres. C’est ici que nous retrouvons le concept de coopération conflictuelle. En cela consiste une vision politique de l’organisation, qui la voit comme un ensemble traversé de tendances et d’orientations diverses.
Ce jeu d’équilibre se passe donc à l’intérieur de l’organisation, c-à-d indépendamment des modifications de ses environnements. Une partie des objectifs des individus va donc passer à travers la réalisation d’objectifs propres de l’organisation, des tâches ou des règles qu’elle prescrit.
D’une certaine manière, l’individu est donc solidaire, inconsciemment, de la survie de l’organisation.
Pour le dire autrement: l’organisation est un construit humain, traversé par des flux, réagissant aux variations de l’environnement. Ces ajustements ne sont pas naturels ni prédéterminés: ils sont aussi construits, par les acteurs, au fil des opportunités qui se présentent. Ces ajustements entre acteurs se font selon un modèle particulier qu’ils ont contribué à construire et qui leur permet de résoudre les problèmes de la vie quotidienne. C’est très précisément ce que les auteurs nomment : le système d’action concret.
C’est là raisonner avec « une logique a priori, selon laquelle l’homme, dans une perspective synoptique, chercherait la meilleurs solution à tout problème. » Or,
…l’être humain est incapable d’optimiser. Sa liberté et son information sont trop limitées pour qu’il parvienne. Dans un contexte de rationalité limitée, il décide de façon séquentielle et choisit pour chaque problème qu’il a à résoudre la première solution qui correspond pour lui à un seuil minimal de satisfaction. » (2)
La démarche de recherche devient alors prioritaire par rapport à la question du modèle d’explication choisi. Cette démarche s’organise autour du concept central de stratégie.
1. L’acteur n’a que rarement des objectifs clairs et encore moins des projets cohérents; (ex: des conséquences imprévues de son action l’amenant à reconsidérer sa position)
2. Son comportement est actif. Même s’il est toujours contraint et limité, il n’est jamais totalement limité;
3. Ce comportement a toujours un sens. Cette rationalité est liée, non à des objectifs clairs et explicites, mais s’organise par rapport à des opportunités (contexte) et par rapport aux comportements des autres acteurs;
4. Ce comportement présente un double aspect: un aspect offensif, (la saisie d’opportunités en vue d’améliorer sa situation) et un aspect défensif (le maintien et l’élargissement de sa marge de liberté).
5. Il n’y a donc plus de comportement irrationnel: c’est là l’utilité du concept de stratégie.
Derrière les humeurs et les réactions affectives il est en effet possible à l’analyste de découvrir des régularités, qui n’ont de sens que par rapport à une stratégie. Celle-ci n’est donc rien d’autre que le fondement inféré ex post des régularités de comportements observés empiriquement. Il s’en suit qu’une telle « stratégie » n’est nullement synonyme de volonté, pas plus qu’elle n’est nécessairement consciente. (3)
Mais la réflexion sur l’acteur n’est pas suffisante, puisque son comportement ne peut se concevoir en dehors du contexte d’où il tire sa rationalité.
La principale question posée par l’Analyse Stratégique est la question du pouvoir.
Dans une première approche, on pourra définir le pouvoir comme la capacité qu’a un individu ou un groupe d’agir sur un autre individu ou un autre groupe. Capacité, agir, autre : trois mots qui supposent un caractère relationnel à cette notion de pouvoir.
Le pouvoir, ce n’est donc pas ce qu’une personne possède pour influencer l’autre. Ici, on ne conçoit pas le pouvoir comme un attribut (contre exemple : Tintin et Le Sceptre d’Ottokar).
Cette conception du pouvoir suggère une certaine réciprocité. Exemple: un.e chef-éducateur/trice peut donner des consignes, que les éducateurs/trices peuvent très bien suivre avec « conscience professionnelle » ou dans le seul souci de « se couvrir ». Le/la chef-éducateur/trice dépend donc aussi du bon vouloir des éducateurs/trices.
Cette réciprocité suppose que les différentes personnes connaissent les enjeux dans les différents niveaux hiérarchiques, tout au moins dans les limites de leur rationalité (voir ci-dessus, section 3.). Exemple : Le/la chef-éducateur/trice peut se trouver pris entre le marteau et l’enclume (entre les éducateurs/trices et ses supérieurs hiérarchiques). C’est la connaissance qu’ont de ce fait les éducateurs/trices qui leur donne un pouvoir sur leur supérieur hiérarchique direct.
Prenons la définition de la notion de pouvoir telle que la propose Robert DAHL: « Le pouvoir de A sur B est la capacité de A d’obtenir que B fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de A ».
A cette définition linéaire, il faut ajouter, comme nous venons d’y insister, la dimension de réciprocité. Cette définition devient alors la capacité de A d’obtenir que, dans sa relation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables.
Ce concept met l’accent sur l’autonomie et le pouvoir, deux notions liées. Exemple : le supérieur hiérarchique n’a pas 100 % de certitude que ses consignes seront suivies. Il y a des incertitudes quant à la manière dont les subalternes vont interpréter ses consignes.
Chaque acteur dispose donc, quelque soit l’endroit où il se trouve, d’une zone au sein de laquelle il rend son comportement incertain, imprévisible pour les autres acteurs. C’est ce que Crozier et Friedberg nomment une « Zone d’Incertitude ». Ainsi, accroître son pouvoir, c’est accroître la zone au sein de laquelle on peut avoir un comportement imprévisible, indéterminé.
Ajoutons que, du point de vue de l’organisation dans sa totalité, vouloir faire disparaître de telles zones, rechercher la prévisibilité totale, serait non seulement impossible mais aussi inefficace. Quand bien même on y parviendrait, on aboutirait à un système rigide, aux réactions stéréotypées, incapable de générer les réponses nouvelles adaptées aux changements de l’environnement.
Ce concept présente également une autre face. En effet, l’organisation dans son ensemble affronte elle aussi des incertitudes. Parmi les acteurs de l’organisation, ceux qui, plus que d’autres, ont du contrôle sur ces incertitudes, détiennent aussi de ce fait davantage de capacité d’influence dans l’organisation.
Selon l’A.S., on peut distinguer quatre grandes sources de pouvoir correspondant aux différents types de source d’incertitude particulièrement pertinentes.
Mais il faut bien saisir qu’
une source d’incertitude n’existe et ne prend sa signification dans les processus organisationnels qu’à travers son investissement par les acteurs qui s’en saisissent pour la poursuite de leurs stratégies. Or, l’existence « objective » ne nous dit rien sur la volonté ou plus simplement sur la capacité des acteurs de véritablement saisir et utiliser l’opportunité qu’elle constitue. » (4)
liée à la possession d’une compétence ou d’une spécialisation fonctionnelle difficilement remplaçable.
L’expert possède seul le savoir nécessaire pour surmonter des problèmes cruciaux: il pourra alors négocier des avantages. Notons que cette expertise est bien sûr relative. Mais beaucoup d’acteurs ont un monopole de fait parce que leur remplacement est trop coûteux pour l’organisation. Vu sous cet angle, ce peut être le cas de beaucoup de personnes.
liée aux incertitudes venant des relations entre l’organisation et son (ses) environnement(s).
Il faut prendre en compte ici les environnements pertinents, sources potentielles de perturbations. Individus et groupes peuvent avoir, au sein de l’organisation un pouvoir considérable par leurs appartenances multiples, leur capital de relations dans tel ou tel segment de d’environnement.
C’est là le pouvoir dit du « Marginal Sécant », c.-à-d. d’un acteur qui est partie prenante de plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres.
liée à la façon dont l’organisation organise la communication et les flux d’information entre ses unités et ses membres.
Pour bien faire sa tâche, un individu aura besoin d’informations détenues par d’autres que lui, et dont il dépend. Cette communication peut être interne ou externe.
liée à la connaissance et à l’utilisation des règles organisationnelles.
Si les règles sont en principe destinées à supprimer les sources d’incertitudes, elles ont, dans le concret, l’effet d’en créer de nouvelles. Ainsi la règle, vue comme moyen de contrôle par le supérieur peut aussi être utilisée comme une protection par le subalterne. Ou encore, le supérieur peut tolérer des non respects de la règle, en obtenant par ce moyen des choses, sous la menace d’un retour toujours possible à l’application orthodoxe de la règle contournée.
Notons que cette capacité à user de façon informée, des règles du fonctionnement de l’organisation peut concerner les règles, tant explicites qu’implicites.
Synthèse et présentation :
Gérard PIROTTON ■
(voir explications des termes de la grille, ci-dessous)
Acteur: Individuel ou collectif
Objectifs: Le plus souvent explicites et déclarés
Enjeux: Le plus souvent implicites, voire non conscients
Ressources: Disponibles, mobilisées ou non
Contraintes: Effectives ou ressenties
Comportements/Alliances: conduites observables, dont on peu voir les effets pragmatiques et inférer des alliances.
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(1) CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard (1977), L’Acteur et le Système, Les contraintes de l’action collective, Le Seuil, Paris.
(2) (Crozier, Friedberg, 1977:46)
(3) (Crozier, Friedberg, 1977:48)
(4) (Crozier, Friedberg, 1977 : 71-72)