Démocratie, deux ou trois choses

Démocratie : deux ou trois choses que je sais d'elle...

Au lendemain des élections fédérales belges du 21 mai 1995, (1) le ton dominant des commentaires autorisés était à l’apaisement. Étonnante stabilité du corps électoral belge, vote davantage personnalisé, non éclatante victoire de la famille libérale, non sanction de la coalition sortante, tassement d’Écolo… et score moins important qu’on avait initialement pu le craindre pour des partis pudiquement appelés « non démocratiques ». On semblait se réjouir de la chose et saluer du même coup la maturité responsable et conformiste de l’électorat. Pourtant, les Législatives de ’91 et les Communales de ’94 avaient déjà fourni matière à réflexion. Alors, s’est-on déjà habitué à la présence d’élus d’extrême-droite au sein des assemblées ? Leur -relativement- faible nombre dispense-t-il pour autant de réfléchir à la signification politique de l’événement et aux nécessaires changements de penser et d’agir que ce vote appelle ? C’est cette nécessité que cet article entend rencontrer. Et y contribuer, à sa manière.

Une urgence : prendre le temps de réfléchir et ne pas provoquer l’inverse de ce qu’on recherche.

Il y a aujourd’hui urgence. L’urgence de réfléchir, de prendre le temps de la réflexion, de rechercher à comprendre, ensemble, ce qui se passe aujourd’hui et ce qu’il convient de faire.

La question, en une première formulation, revient à dire « Que faut-il faire, face à l’extrême-droite ? Céder à la peur (la « peste brune » est de retour) – (se) rassurer (il reste quand même 90 % de démocrates)?… » Ces réactions, comme toutes celles qui ont été exprimées dans les jours qui ont suivi le scrutin du 21 mai, (c’est un vote sanction contre la classe politique -c’est le vote des exclus de la société- c’est une vote irrationnel…) toutes ces explications donc semblent tout à la fois simplistes, mais surtout dangereuses, dans la mesure où elles conduiraient à proposer des mesures qui, c’est ce qu’on va tenter de démontrer ici, produiraient l’inverse de ce qu’elles prétendent rechercher.

Je propose pour cela un détour par un auteur un peu difficile, certes, mais qui semble être un des auteurs contemporains des plus intéressants qui soient pour rendre plus intelligible ce qui nous entoure, à propos de ces questions. Après cette présentation, on l’illustrera par un certain nombre de réflexions sur notre expérience plus immédiate, dans notre pays.

 

Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes.

Il faut l’oser, reparler de la luttes des classes, au lendemain de la chute du Mur ! C’est pourtant le titre d’un article tout à la fois capital et peu connu, que Marcel GAUCHET publia en 1990, déjà. (2)  Présentons ici les idées-forces de cet article, dans sa logique, sa structure et la progression de son argumentation.

D’emblée, il affirme son hypothèse : la lutte des classes réapparait aujourd’hui dans des formes que la culture politique de la gauche contemporaine l’empêche de reconnaître comme telle. A l’époque de l’industrialisation, ce « peuple » que l’on identifiait alors à la mythique « classe ouvrière », était composé de l’ensemble de ceux qui se « sentaient privés de représentation et dépourvus de prise sur la décision politique. » (p.288). Qu’en est-il alors aujourd’hui du peuple des exclus du jeu politique ? Et qu’est-ce qui permet aux leaders d’extrême-droite de capter cet électorat ? Peut-on se satisfaire de l’explication par le « vote de protestation » ? C’est sans doute cela qu’il nous faut chercher à comprendre.

 

L’hypothèse de la fracture.

Au-delà du racisme et de l’immigration, qui semblent, en première analyse, dominer la question qui nous occupe, Marcel Gauchet propose de s’attarder quelque peu sur un autre terrain : celui de la sécurité. Quel sort a-t-on réservé à cette question, dans les sphères progressistes ? N’a-t-on pas stigmatisé l’ « idéologie sécuritaire » des uns, les exactions policières des autres ? Pourtant, un besoin de sécurité bien compris est tout de même légitime ! Or,

A une inquiétude collective cruciale, car portant sur les principes même du pacte social, on a répondu par une fin de non recevoir. Mieux, par une création d’inégalité et, symboliquement, par la plus lourde de toutes, celle de l’accès à la puissance publique – car il n’est pas besoin d’y insister, tout le monde ne se sent pas les mêmes moyens d’écrire au procureur de la République quand on refuse d’enregistrer votre plainte dans un commissariat. (p.292) (3) 

Ceux qui semblent ne pas reconnaître ce besoin de sécurité sont pourtant ceux qui, par contraste, s’imposent en défenseurs de la sécurité sociale, reconnaissant ainsi le rôle protecteur de l’État. Or, dira Gauchet,

manquer au devoir de protection qui engage le pouvoir social envers chacun des membres du corps politique, c’est remettre en cause, ni plus ni moins, les raisons qui, pour chaque individu, font le sens de son appartenance à une société. » (p.292)

Fracture donc, entre ceux qui ressentent un besoin de sécurité que l’État et ses agents ne leur apportent pas/plus, et ceux qui dénient tout fondement, toute légitimité même à l’expression de ce besoin.

 

Qui a décidé de l’immigration ?

Un besoin de sécurité non écouté, voilà la trame sur laquelle vient de greffer la question de l’immigration, qu’il convient de lire, plus adéquatement, comme l’expression de surface d’un enjeu plus considérable.

La percée lepeniste, on l’a cent fois observé, date des lendemains de la rigueur des années 1982-1983. (p.294)

On ne peut donc identifier le vote d’extrême droite à un rejet des populations issues de l’immigration, puisque leur présence était un fait, depuis de nombreuses années déjà. D’ailleurs, c’est aussi dans ces années-là que l’on a commencé à reconnaître le caractère irréversible de la présence des populations immigrées. Nos pays sont devenus, dit-on, des pays multiculturels.

Mais voilà que la présence de ces populations, arrivées en nos pays pour les besoins de l’économie, entraîne une transformation considérable, une transformation qui

 …présente cette particularité intéressante d’avoir totalement échappé, de bout en bout, au débat et à la décision démocratique, soit au titre de l’impuissance de l’État, (…) soit au titre de choix imposé au pays (…)  (p.295)

Elle est le fait d’un nombre tout aussi réduit qu’inconnu de décideurs économico-politiques. Résultat de cet ensemble : le sentiment sourd d’une dépossession. (4)

En ce sens, s’il est bien sûr possible de les voir comme une menace pour le système démocratique, l’extrême-droite et son succès électoral renvoient aussi, tel un miroir, l’image des dysfonctionnements de ce système. Il y a donc lieu de s’en prendre, non aux révélateurs, mais aux dysfonctionnements eux-mêmes.

 

Plus de démocratie…

Et nous voilà au cœur de l’argumentation de l’auteur.

La suprême fonction politique, dit-il, est de donner à la collectivité le sentiment d’une prise sur son destin. (p.288) (5)

 

Ce que révèlent les succès de l’extrême-droite, c’est l’apparente incapacité de nos sociétés à avoir prise, dans des formes qui respectent le jeu démocratique, sur les transformations -notamment intercul-turelles- qui la traversent.

Aussi, au lieu de considérer la « montée » de l’extrême-droite comme une menace contre la démocratie, c’est tout au contraire comme un appel à plus de démocratie, qu’il faut l’entendre. En d’autres mots :

On ne combattra valablement la démagogie du rejet qu’en réinscrivant le problème de l’immigration au centre du débat public, qu’en en faisant un objet de plein droit du choix démocratique. (p.298)

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Un cadre pour réfléchir.

Voilà le cadre proposé ici pour réfléchir, tout à la fois à l’éventuelle spécificité de la situation belge -Gauchet, dans les flèches qu’il décoche à la gauche, notamment, peut parfois apparaître comme trop hexagonal- mais aussi pour imaginer des pistes alternatives.

 

Lendemains d’élections.

Rappelons-le : le vote pour l’extrême-droite doit être interprété comme une demande de plus de démocratie de la part de ceux qui se sentent privés des moyens de peser sur le jeu politique.

Qu’a-t-on entendu comme commentaires, tant de la part de la presse que de la part du « monde politique » ? La « montée de l’extrême-droite » est le plus souvent décrite comme un péril venu quasi de l’extérieur, d’un mal qui pervertit la société, d’une menace qui la ronge, tel un parasite, et qu’il s’agit donc d’expulser au plus vite, dont il s’agit de se débarrasser.

Nous étions la seule assemblée à ne pas devoir les subir. J’espère que nous en serons rapidement débarrassés ,

déclarait Bernard Anselme. Confrontés à un tel discours, les électeurs de l’extrême-droite ne peuvent alors percevoir, dans un tel jugement, qu’une confirmation de plus de l’exclusion qu’ils ressentent et la nécessité donc de renouveler leur vote.

Un autre exemple parmi d’autres, au soir des élections du 9 octobre, Charles Picqué. Citons, de mémoire :

C’est Malheureux. Nous, on fait un travail sérieux et les gens votent de façon irrationnelle, irréfléchie.

Comment les électeurs qui ont voté pour les listes d’extrême-droite, comment les gens qui se sentent non écoutés de la part les acteurs dominants de la scène politique, peuvent-ils entendre cette déclaration en d’autres termes que : « Vous êtes des c…! » À supposé même que Picqué soit convaincu de ce qu’il a dit alors, le déclarer ainsi explicitement ne fait en réalité que confirmer à tous ces gens qu’il ne les entend effectivement pas et il les encourage donc à renouveler leur vote pour le prochain scrutin !

 

La peste brune.

Une autre chose est frappante : c’est l’usage qui est fait de la référence au nazisme et au fascisme, non pas par l’extrême-droite elle-même, mais par les démocrates, précisément. Pour preuve, par exemple, ces affiches montrant des violences d’activistes « néo-nazis » ou de charniers des camps de concentration, à l’initiative du Centre d’Action Laïque, à la veille des élections locales du 9 octobre dernier.(6) Pour que ces photos aient quelque portée, au moment des choix électoraux, pour que la référence au nazisme soit perçue comme un repoussoir, il faut que le public qu’elles sont censées influencer dispose d’une culture historique et politique suffisante et il faut que le nazisme et le fascisme soient connus et jugés. Or, ce n’est sans doute le cas que d’une petite partie de la population, celle-là même qui, déjà informée et intéressée un tant soit peu par la politique, ne vote de toute façon pas pour ces partis.

De plus, revenons ici à l’insécurité qui est un des arguments de Marcel Gauchet, loin de servir de « repoussoir », de telles illustrations peuvent au contraire renforcer la fascination pour les solutions violentes, expéditives, totalitaires : là où les politiques se montrent incapables de faire quoi que ce soit, eux au moins, ils proposent quelque chose de concret !

Cela n’est pas sans rappeler les schémas de base de nombreux films américains dont l’efficacité est d’autant plus grande qu’ils présentent sous la forme d’un divertissement ce qui est en fait un message politique insidieux : le rétablissement de la sécurité passe par le non respect des formes démocratiques. La mise en scène de l’insécurité dans les grandes villes a remplacé sur les écrans « la rude loi du Far-West ». Des policiers « planqués » se retranchent derrière des tonnes de règlements, tandis que les honnêtes citoyens ne sont plus défendus. Et c’est un quasi policier, aux méthodes un peu expéditives qui, en désobéissant à ses chefs, « nettoie » la ville des méchants qui effrayent les « braves gens ».

Une série de films « grand public » sont construits sur ce schéma de base. L’insécurité urbaine y est « spectacularisée » et appelle une quasi égale fascination pour les aventuriers de la jungle des villes que sont, tout à la fois, les « hors-la-loi » et les redresseurs de tort aussi musclés que leurs méthodes. (7)

 

Le Skinhead moyen…

Ce qui est sans doute aussi en jeu, dans toute cette affaire, c’est l’image, fausse semble-t-il, que nous nous faisons de l’électorat de l’extrême-droite. Il est très commode de se représenter cet électeur moyen en blue-jeans et grosses bottines, le crâne rasé et les poches de son blouson pleines de matraques et de coups-de-poings américains. Si cette image peut éventuellement correspondre aux « activistes », on ne peut s’en contenter dès lors qu’il s’agit de comprendre qui et pourquoi vote pour ces partis.

On évoque quelquefois des populations fragilisées des quartiers urbains où se vivent au quotidien les confrontations de pratiques culturelles différentes, les exclus du marché du travail, les minimexés, etc. Pourtant, quand on dit cela, on n’a pas tout dit, loin s’en faut.(8) Il nous faut plus d’informations pour rendre visibles ces phénomènes, notamment pour faire le départ entre ce qui relève de l’insécurité et de l’exclusion, au sens « objectif » du terme, et ce qui relève davantage du sentiment d’insécurité et d’exclusion. Dans l’un et l’autre cas, les réponses à apporter ne sont sans doute pas les mêmes. Si, comme le présente Gauchet, l’exclusion s’explique notamment par le fait de se sentir abandonné par l’autorité publique, cela ne peut que s’accentuer par le fait que des élus, pas plus que les membres des différentes administrations, n’habitent pas ou plus un certain nombre de quartiers. Le sort de ces quartiers ne semble plus beaucoup intéresser les autorités, du moins aux yeux de leurs habitants, qui n’ont plus l’occasion, en rue ou chez l’épicier, de faire valoir leurs récriminations -un lampadaire cassé, des poubelles non vidées…- au fonctionnaire de la Cité Administrative dont le fils est « dans la même classe que la petite… » »

 

Un point de vue tronqué.

Les éléments accumulés dans les lignes qui précèdent permettent déjà de l’affirmer : les commentaires et les propositions faites par les acteurs du monde politique et des médias semblent souffrir d’un « effet de position », qui leur fait valoriser certains aspects au détriment d’autres, pourtant largement plus explicatifs. C’est ce qu’on va examiner dans la suite de cette section.

Dans les jours qui ont suivi le 21 mai, on a notamment entendu certains journalistes dire qu’un des rôles de la presse pouvait être de faire connaître le programme de ces partis (et pas seulement à propos de l’immigration, mais aussi à propos de l’action syndicale, de la famille, de la sécurité sociale, etc) puis de faire des commentaires, des analyses, de montrer les rapprochements avec les idéologies totalitaires qui ont armé la seconde guerre mondiale. Mais pour qu’une telle façon de faire ait quelqu’ efficacité, il faut au moins deux conditions. D’une part, que les personnes visées lisent les journaux et leurs pages politiques, en particulier. D’autre part, qu’une discussion rationnelle et argumentée soit à même de les faire changer d’avis. Il est permis de douter que ces deux conditions soient réunies…

On a aussi expliqué le vote par la crise, son cortège d’exclusions et de misère, sous-entendant par là que la solution se trouve du côté de la reprise économique et de l’embauche. Pourtant, en présentant les choses de cette manière, on situe, tant les causes que les solutions dans une sphère qui, il faut quand même bien le dire, échappe de plus en plus au contrôle des autorités publiques. Le paradoxe est alors d’autant plus grand que, si on suit toujours Marcel Gauchet, c’est pour son impuissance à intervenir dans la société que la classe politique est sanctionnée par le vote d’extrême-droite…

Autre exemple. Le soir des élections locales du 9 octobre, Guy Mathot, assez satisfait de son propre score, déclarait, lors d’une interview télévisé :

Il y a, à Seraing, X électeurs. Y ont voté pour le parti socialiste, et parmi ceux-là, je rassemble Z voix, ce qui est « un taux de pénétration », comme on dit, tout à fait appréciable.

Eh bien non, Monsieur Mathot, ce n’est pas « comme on dit ! » Les électeurs ne raisonnent pas en termes politico-phalliques. Cet expression, qui relève davantage du marketing politique mal compris que du sens des responsabilités à l’égard de sa fonction représentative, est une expression commune aux petits mondes des conseillers en communication, de la presse et de la politique, des microcosmes qui vivent en miroir et tirent l’un de l’autre prestige et légitimité.

Nous y sommes : la situation politique et culturelle que nous avons à affronter n’est le plus souvent appréhendée qu’à partir de ce microcosme qui agit alors comme un prisme déformant. Les problèmes ne sont analysés et les solutions proposées qu’à partir de ce point de vue. On ne retient alors comme éléments pertinents que ce qui est conforme à la culture, aux modes de pensée et aux valeurs du milieu. Un peu comme un journaliste qui écrirait, non pas tant pour être lu et compris par les lecteurs de son journal, mais davantage pour être reconnu par ses confrères et son Rédac’ Chef comme un bon journaliste.

On pourrait comparer ce mécanisme à l’égocentrisme enfantin, c.-à-d. l’incapacité de reconnaître que la situation puisse être appréhendée à partir d’un autre point de vue que le sien, à partir d’autres catégories que les siennes. Ce qui est sans doute renforcé, dans le cas des deux mondes de la presse et des mandataires politiques par le fait que chacun tire, de la fréquentation de l’autre, matière à flatter son propre narcissisme… (9)

Ces éléments incitent les acteurs concernés, tant à propos de l’explication du vote pour les partis d’extrême-droite qu’en ce qui concerne ce qu’il y a lieu de faire, à surévaluer les aspects immédiatement appréhendables en des termes politiques au sens strict. On ne retient dans l’analyse et la discussion que les données qui confirment les catégories, les repères habituels de la discussion et de l’action politiques. Nécessairement, cette survalorisation joue comme une surdité ou une cécité sélective, qui empêche d’entendre, de voir ou de comprendre que « les gens » peuvent voter pour des raisons que les habitants de ce microcosme ne reconnaîtraient pas pour politiques !

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Avant de s’aventurer à proposer quelques pistes alternatives, dégageons de ce qui précède quelques éléments, de première importance.

 

Deux représentations du fait collectif.

Le concept de représentation est à la mode : autant s’en saisir également. Ce qui est en cause, c’est l’image réciproque qu’ont les uns des autres les électeurs d’une part, et les responsables politiques, d’autre part. Si les rapports entre ces deux instances sont pensés en des termes de domination, de détermination, cela renforce, de la part des « décideurs », leur propension à s’illusionner sur leurs moyens d’action, sur le fait que leurs décisions soient immédiatement suivies des effets voulus. Réciproquement, cette même conception incite la population à tenter d’échapper à l’emprise de l’autorité publique.

On voit comment ces deux attitudes se renforcent mutuellement. L’emprise croissante de l’État suscite des comportements motivés par la volonté de s’y soustraire (fraude fiscale, petite ou grande, voire non participation aux élections…) et ces mêmes comportements justifient, de la part de l’État, la volonté de renforcer sa capacité de contrôle. (10) 

Par contre, si ces rapports sont compris en des termes de détermination réciproque, les choses peuvent être assez différentes. Car lorsque l’élection et les institutions politiques sont conçues comme des moyens par lesquels la société entend avoir prise sur ses orientations fondamentales, les acteurs politiques tiennent alors ce mandat d’orientation, du jeu de l’élection et ont pour tâche d’organiser le débat et la participation des citoyens. De façon complémentaire, la population a pour tâche de contrôler qu’il y ait bien concertation et de collaborer effectivement à ces offres de participation. Contraste donc, entre ces deux conceptions.

a) une détermination simple, où l’un domine unilatéralement l’autre ;

b) une détermination réciproque, où les maîtres-mots sont davantage partenariat, concertation, écoute et participation.

 

Une synthèse des apports de Marcel Gauchet.

Des apports de Marcel Gauchet, retenons particulièrement ceci : diaboliser le vote d’extrême-droite, revient à exclure encore davantage ceux dont les problèmes ne semblent pas pris en compte dans le débat politique légitime. Si « un sentiment d’exclusion » explique ce vote, le traitement politico-médiatique actuel du problème, au lieu de le combattre, le renforce, en ne le prenant pas en compte. Gauchet signale d’ailleurs que plus Le Pen est exclu de l’instance de légitimation que sont les médias, plus ceux qui ressentent aussi leur exclusion du jeu politique peuvent voir, dans ce rejet même, une confirmation du fait qu’ils ont raison de s’identifier à lui.

Au contraire donc, loin de considérer le vote d’extrême droite comme un danger pour la démocratie, on peut l’entendre comme un à appel plus de démocratie. La façon adéquate de répondre à cet appel serait donc de faire rentrer dans le débat public, non pas les « thèses de l’extrême-droite » mais la question de savoir comment, collectivement et démocra-tiquement, on pourra construire des règles qui permettent à des individus et des groupes différents, de vivre ensemble.

Ici, il faut sans doute distinguer les électeurs du récent scrutin, et les leaders de l’extrême-droite. Car les uns trompent, tandis que les autres sont trompés par les prometteurs de solutions simplistes, d’autant moins empressés à résoudre les problèmes qu’ils dénoncent que c’est de l’existence même de ces problèmes qu’ils vivent.

 

Une crise de l’action collective.

Cependant, au-delà des questions de l’immigration et de la sécurité, ce qui semble beaucoup plus fondamentalement en cause aujourd’hui, c’est le sentiment croissant d’une incapacité à avoir prise, collectivement, sur les grandes transformations qui travaillent la société. Ce qui est en crise, ce ne sont ni les valeurs, ni l’économie, ni l’énergie… par exemple, mais l’action collective elle-même. Notre société ne se représente plus comme capable de se transformer elle-même, il y a comme une perte généralisée de confiance dans les instruments qu’elle s’est donnés, au fil de son histoire, pour agir sur ses orientations fondamentales. Et cela semble être vrai, tant pour l’action organisée, (les difficultés du monde associatif sont là pour en témoigner), que pour l’action politique elle-même. C’est notamment cette question-là qui est posée au travers de l’idéologie ultralibérale : y a-t-il encore une légitimité pour une intervention de l’autorité publique dans le « jeu » socio-économique ? Dans les faits, les « lois du marché » échappent à l’emprise de l’action publique, et il semble que le réalisme politique consiste de plus en plus à le reconnaître, que ce soit au niveau national (ex: loi sur la compétitivité des entreprises…) au niveau européen (le Traité de Maastricht et la « libre circulation »…) ou au niveau mondial (GATT, OMC…) Au travers de ces exemples, les diverses autorités publiques paraissent vouloir organiser ainsi leur propre impuissance.

Ici, faisons à nouveau appel à une analyse de Marcel Gauchet. Au sortir de la « crise de ’29 », les moyens que la société s’est donnés pour intervenir sur ses orientations fondamentales donnent à l’État les moyens d’intervenir dans l’économie. Le cadre conceptuel keynésien vient fournir les instruments scientifiques à cette volonté. Or, depuis la « « crise du pétrole », c’est cela même qui est en cause, pour plusieurs raisons. La mondialisation de l’économie, d’abord, quand les outils de la théorie keynésienne sont davantage pensés dans un cadre national fermé. L’offensive idéologique libérale ensuite, reaganisme et thatchérisme en tête. Mais surtout, imprévisibilité croissante de l’avenir. Les outils de politique économique imaginés par Keynes impliquaient une relative stabilité, une certaine prévisibilité de la « conjoncture », sur laquelle devait s’appuyer les plans quinquennaux et autres moyens de planification économique. Or, la mondialisation aidant, l’avenir est, de fait, de plus en plus imprévisible. L’État, comme acteur, est donc privé de ses moyens d’action. Si ce n’est plus l’État, quel est aujourd’hui l’acteur qui personnalise la capacité d’action dans un environnement incertain? Le manager de P.M.E., répond Gauchet, expliquant de même coup les (in)fortunes politico-médiatiques de Tapie et de Berlusconi, mais aussi la place de l’entreprise comme acteur dominant, non seul le seul plan économique, mais également au plan idéologique! La figure emblématique de l’acteur capable d’agir en situation d’incertitude, c’est aujourd’hui le responsable de P.M.E. et cette figure semble monopoliser la scène.

Dans ce contexte, l’action sociale et l’action politique sont jaugées, non plus sur base de critères propres, sur base de leur capacité à rendre compte des débats dont la société est le siège et à définir les orientations et les actions qui s’imposent, mais selon des critères, des indicateurs issus du monde économique. Du « taux de pénétration » de Guy Mathot, au marketing des organisations sociales, c’est bien au monopole de fait du mode de penser et d’agir économiques auquel nous assistons. (11)

Des transformations sociales capitales (défis informatique et technologique, valeur -notamment culturelle- du travail, exclusions diverses, logement, urbanisation, recherche scientifique et médicale, génie génétique, monnaie électronique, autoroutes de l’information… à titre d’exemple) ces enjeux fondamentaux ne sont pas, ou si peu, intégrés dans le champ politique, dans le débat public, en des termes qui alimenteraient la confrontation et la négociation politiques.

 

De l’associatif au politique. Et réciproquement.

L’histoire des conduites collectives montre que des groupements divers se créent pour répondre à des besoins que certains ont perçus plus vite, plus tôt que les acteurs qui font la décision politique. Appuyés par des groupes et des forces sociales, ces besoins sont ensuite traduits en enjeux puis en décisions politiques.

Des personnes engagées dans le monde des associations sont devenus membres d’un parti lorsqu’elles ont acquis la conviction que l’action politique est susceptible de fournir un « plus » aux objectifs qu’elles poursuivaient dans leur engagement associatif. Mais l’action politique absorbe aussitôt ses militants dans sa logique propre, dans la dynamique interne du parti et des différentes assemblées.

Qui, au sein du monde politique, écoute ce qui s’invente dans le monde associatif pour les traduire dans le vocabulaire et les catégories du champ politique, Et la réciproque : qui, dans le monde des associations, se préoccupe de traduire les enjeux de société qu’elles découvrent en des termes utilisables par les acteurs de la scène politique ?

On voit alors comment la question du lien entre les conduites collectives organisées et le monde politique évoquée sous la forme de vigilance mutuelle, d’écoute et de pensée dans les termes de l’autre, est comme un cas particulier de la fonction politique majeure : fournir à la société des moyens d’action sur elle-même.

Cela implique que les acteurs de la scène politique soient considérés comme faisant partie de cette société. On y reviendra. Or, l’apparente incompréhension mutuelle du monde politique et du reste de la société peut aussi s’expliquer par la sociologie particulière de la classe politique, le recrutement social qui compose ce groupe. Faire une carrière politique peut très bien être lu comme un moyen mis au service d’une stratégie – délibérée ou non – d’ascension sociale.(12) L’action politique fonctionne alors comme un moyen de quitter son/ses réseau(x) d’appartenance pour ne plus fréquenter qu’un cercle restreint d’habitués, eux aussi déjà coupés de leurs anciens réseaux, non politiques.

Aussi, des mesures qui favorisent le renouvellement régulier de la « classe politique » (non cumul des mandats, pas plus de deux mandats consécutifs…) sont autant de chances de mettre le monde politique en contact avec des réseaux sociaux nouveaux et différents, des réseaux et des personnes qui peuvent ainsi expérimenter, par le contact proche qu’ils ont avec un mandataire qu’ils connaissent, que la politique peut aussi être leur affaire.

 

La démocratie aussi, ça s’apprend…

Le rôle des associations ne se limite pas, sans doute, à l’identification de nouveaux enjeux et la proposition de réponses nouvelles. Elles ont aussi un rôle capital, en ce qui concerne l’éducation à la démocratie. Car la démocratie, ce n’est pas seulement l’objet possible d’un cours, d’une conférence, d’un dossier pédagogique, d’un débat à la télévision. C’est surtout une expérience. Et cette expérience, on peut se l’approprier au sein de réunions bien animées, lorsque la parole circule selon des règles que le groupe s’est données, lorsque les arguments et les points de vue s’expriment voire s’affrontent, lorsque la prise de décision suppose pour chacun(e) et chaque groupe de composer avec le point de vue et l’intérêt des autres, etc.

C’est ce genre d’expérience qui peut rendre davantage compréhensible le jeu politique, à un niveau supérieur de complexité. L’expérimentation concrète de ce qui se joue dans la délégation, la négociation, le compromis entre intérêts divergents, à l’occasion par exemple, de la mise sur pied d’une activité de quartier, contribue à comprendre les mécanismes de la prise de décision politique et permet de voir ce qui se passe sur la scène politique comme plus transparent, normal, en un mot, politique.

Quels sont alors les lieux où l’on peut faire cette expérience ? Des conseils de classe des écoles, des mouvements de jeunesse, des associations… ainsi que des mouvements et des partis politiques !

 

Relégitimer l’action du politique sur l’économique ?

Marcel Gauchet invite à ne plus considérer le vote d’extrême-droite comme une menace contre la démocratie mais au contraire comme un appel à plus de démocratie, un appel à être entendu et pris en considération par ceux qui font la décision politique. S’il a raison, cela implique, pour le monde politique un certain nombre de changements quant à sa manière de voir et d’agir.

Il est banal de dire qu’un des enjeux prioritaires est aujourd’hui de renouer les liens entre la société et la politique, de renouer avec les questions telles qu’elles se posent dans le tissu social et non plus seulement dans les cénacles des assemblées et des salles de commissions. Cela impose d’aller voir, d’aller écouter ce qui se dit, ce qui se vit, ce qui se pense, en dehors des catégories du jeu politique.

Cela impose également de faire en sorte que « les gens » se sentent à nouveau concernés par le fait social, qu’ils découvrent des espaces où ils peuvent reconstruire leur capacité collective à changer le cours des choses… En guise d’illustration, cette phrase d’un étudiant, dans la dynamique des AGORAS, dans une école supérieure :

Comment pouvons-nous espérer avoir une influence sur la décision politique, si nous n’arrivons pas à faire changer les choses ici ?

Cette restauration de la capacité d’action collective de la société sur elle-même est particulièrement cruciale dans le champ économique. Il devient par exemple de plus en plus difficilement acceptable qu’il y ait une pression sans cesse croissante en faveur de la réduction des charges patronales pour sauvegarder la sacro-sainte compétitivité, au risque de mettre davantage encore en péril la sécurité sociale, alors que cette compétitivité tient pour une beaucoup plus grande part des décisions prises à la bourse de New-York ou de Tokyo, par des gens sans mandat, échappant dès lors à toute forme de contrôle collectif.

La suprême fonction politique, affirme Gauchet, est de donner à la collectivité le sentiment d’une prise sur son destin.  (p.288)

Or, plus que les « affaires », c’est bien cette impuissance à agir sur le fondamental qui discrédite aujourd’hui le politique. Et corrélativement, cela appelle la nécessité d’un travail quasi idéologique contre la théologie intégriste du marché, la nécessité de combattre ce qu’Ignacio Ramonet appelle « La Pensée Unique »,(13)  celle qui évalue toutes les dimensions de la vie à l’aune de la rationalité marchande, celle qui affirme la primauté de l’économico-financier sur tout autre aspect de la vie collective. Le dernier ouvrage de Suzanne George (14) est tout à fait exemplaire à ce propos.

Repolitiser la société, « reciviliser » la politique, (15) oui, il faut le redire… et le re-faire!

            Gérard PIROTTON  ■

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(1)  Cet article a fait l’objet d’une publication dans « La Revue Nouvelle », N°12/1995. Page 66-77

(2)  Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes. Marcel GAUCHET. Le Débat. N° 60. Mai-Août 1990. Un ouvrage de cet auteur (Le désenchantement du monde) a notamment fait l’objet d’une présentation dans un numéro de la Revue Nouvelle, par José REDING. Les Déplacements de la Religion. In: La Revue Nouvelle. N° 5-6 Mai-Juin 1986, Pages 535 à 543.

(3)  Cette anecdote qu’on m’a récemment rapportée. Une jeune fille est agressée par des « jeunes maghrébins », lors d’une fête de quartier, à Liège. Elle leur échappe et demande protection à deux policiers. « Il sont trop nombreux, on ne peut rien faire… », s’entend-elle répondre. Au scrutin d’octobre, elle a voté Front National…

(4)  La violence dans les stades de football a d’ailleurs pu être interprétée en ce sens : une revendication violente qui revient à dire : « le foot, c’était à nous, c’était le sport du monde populaire et il est devenu celui de l’argent, (publicité, retransmissions télévisées, transferts de joueurs…) C’était à nous, est-il est devenu inaccessible… »

(5)  C’est là ce dont entreprend de rendre compte le concept d’historicité : la capacité de la société à se transformer elle-même, sa capacité d’agir sur ces principales orientations, sa capacité à intervenir sur les grands axes de ses évolutions.

(6)  Le texte d’une de ces affiches disait : « Ils nous ont montré comment ils règlent les problèmes de sécurité publique »…

(7) On aurait tort de sous-estimer l’impact des médias quant aux questions qui nous occupent ici. Il s’agit de la manière dont les individus se représentent leurs rapports avec une entité, abstraite, qu’est l’État. La démocratie suppose des citoyens conscients de cet ensemble et des différentes médiations présentes dans une société démocratique et complexe. C’est notamment le cas de la justice. Or, précisément, c’est le fonctionnement américain de la justice qui est mis en scène dans la plupart des films et des séries télévisées. Ainsi, l’image de la justice qui circule parmi les citoyens de nos pays n’a qu’un lointain rapport avec le fonctionnement effectif de la procédure judiciaire. Et leur justice pour nos concitoyens devient ainsi tout à la fois obscure, incompréhensible, étrangère…

Voir aussi : Pourquoi tant de « Tueurs en Série  aux États-Unis » ? Denis DUCROS. Le Monde Diplomatique. Août 1994

(8) Un ouvrage a tenté de faire ce point, après les législatives de 1991 : Élections : la brèche ? Enquête sur le comportement électoral des Wallons et des Francophones. André-Pol FROGNIER et Anne-Marie AISH-Van VAERENGERGH. Ed. De Boeck-Université. Bruxelles, 1994.

(9)  Voir: Un Journalisme de Révérence. Serge HALIMI. Le Monde Diplomatique Fév. 1995

(10)  Les amateurs des idées de Gregory Bateson reconnaîtront ici la fameuse schismogénèse, devenue, dans le cadre de la cybernétique, le feed-back positif. (Vers une Écologie de l’Esprit Ed Seuil, Paris, 2 tomes. 1977-1980)

(11)  Voir tout récemment l’article de Ignacy SACHS, dans Le Monde Diplomatique. Janv. 1995. Contre l’exclusion, l’ardente obligation du codéveloppement planétaire. Cette citation, pour étayer le propos : « Il faut remettre en cause notre incapacité à encadrer politiquement notre puissance technicienne pour bien la gérer au profit de notre société tout entière ».

(12)  Ce qui peut très concrètement se manifester par un changement de style vestimentaire, un déménagement, de nouvelles pratiques culturelles…

(13)  La Pensée Unique. Ignacio RAMONET. Le Monde Diplomatique. N° 490. Janvier 1995

(14)  Crédits sans frontière, la religion séculière de la Banque Mondiale. Suzanne GEORGE, F. SABELLI. Ed. La Découverte. Paris, 1994.

(15)  Voir « Repolitiser la Société ». Christophe DERENNE et Frédéric THIRY. La Revue Nouvelle. N° 10. Octobre 1994

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