Pour qui se préoccupe de la politique intérieure belge, les chroniques de Bertrand Henne sont très souvent un régal. Précisément en raison du fait qu’elles font référence, ces chroniques valent la peine d’être commentées : c’est encore le cas ce 22 mai 2023, concernant son analyse de la manifestation du jour, en front commun syndical, en soutien aux travailleuses et travailleurs de Delhaize. (Chronique BH-22mai2023)
L’image d’un tremblement de terre a très souvent été utilisée, dit-il, pour rendre compte d’autres conflits majeurs comme Renault-Vilvorde, les Forges de Clabecq ou encore la Sabena, autant de conflits qui ont marqué une rupture dans la tradition de concertation sociale. Le conflit chez Delhaize risque bien d’être un de ceux-là. Filant la métaphore, il propose d’avoir recours à la tectonique des plaques, pour rendre compte d’une idée centrale : un séisme déterminé doit être compris comme la manifestation explosive d’un mouvement lent, comme la résultante d’une patiente accumulation de forces telluriques qui finissent par se déchaîner. En l’occurrence, deux plaques s’opposent, explique-t-il : celle sur laquelle se trouve le capital et celle sur laquelle se trouve le travail. L’image est puissante (c’est le cas de le dire) et elle permet de prédire la survenance prochaine d’autres conflits qui s’expliqueront, in fine, par l’avancée inexorable de la plaque du capital.
Le poids des mots
Mais si l’image est forte, elle n’en présente pas moins des limites. Elle se caractérise surtout par un trait particulièrement dommageable : les forces en présence sont gigantesques et les mouvements de fond qui en résultent sont inéluctables, hors d’atteinte… on pourrait presque les qualifier de « naturels ».
Dans la théorie contemporaine de la métaphore(1), on souligne que chacune d’elles met en lumière certains aspects de ce qu’elle permet de comprendre mais laisse également dans l’ombre d’autres aspects, qui sont ainsi occultés. Chaque métaphore ouvre des champs explicatifs, pointe des causes qu’elle met en exergue et présente aussi de possibles pistes d’actions à mener. Inversement, elle néglige, voire exclut d’autres champs d’explication et donc d’action.
Ainsi de la métaphore du poids, si souvent convoquée pour parler de la fiscalité (les fameuses charges fiscales qui pèsent sur les entreprises). Elle ne met l’accent que sur ce qui est cadré comme un désavantage, occultant dès lors les avantages que les entreprises retirent pourtant, via par exemple la mise à disposition des infrastructures, la qualification des travailleur·euses, sans parler des différents subsides, comme on le dit « en belge ». Quant aux pistes d’actions qu’induit cette métaphore, elles semblent s’imposer d’elles-mêmes. C’est le mantra de l’allègement fiscal. Cette idée place en situation de sauveur qui prétend réduire cette charge et, à l’inverse, qualifie de bourreau qui veut maintenir l’impôt (2). Une autre métaphore pourrait pourtant être convoquée, comme celle de la cagnotte. Cela permet alors de souligner d’autres traits : les uns et les autres contribuent au pot commun, selon leurs moyens et les uns et les autres en profitent, selon leurs besoins. Quant aux pistes d’action, puisqu’on s’accorde sur le principe même des contributions de toutes et de tous aux biens communs, des discussions porteront sur les moyens susceptibles d’atteindre une juste répartition des efforts et des avantages. Résumons : selon cette approche cognitive de la métaphore, celle-ci met en lumière autant qu’elle occulte des caractéristiques de ce qui est à comprendre. Et il en va de même concernant les pistes d’action.
Voyons alors, sur cette base, la pertinence de la métaphore des plaques tectoniques pour rendre compte des conflits sociaux.
Tectonique des plaques : forces et lacunes
La métaphore des plaques tectoniques projette sur les conflits sociaux un schéma de compréhension marqué par des forces gigantesques, qui sont à l’œuvre de manière souterraine, lentement mais inexorablement. Cela fait également surgir une peur archaïque, connue sous le nom de « perte du support », celle qui s’active dans ces cauchemars où nous avons l’impression de tomber dans un puits sans fond. Cela semble également renvoyer au tout début de la vie sur Terre, quand les êtres humains avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête et que le sol se dérobe sous leurs pieds.
Sans doute, cette métaphore permet-elle de souligner les mouvements longs de l’histoire. Mais elle n’en présente pas moins une implication considérable, dès qu’il s’agit d’examiner quelles pistes d’action sont alors envisageables. La réponse est alors drastique : il n’y en a pas ! Les forces « naturelles » sont à ce point incommensurables qu’aucune action humaine n’a prise contre elles. Cela situe les acteurs concernés, l’un dans une position défensive où il ne peut que se laisser emporter par la faiblesse de sa position, tandis que l’autre n’a qu’à se laisser porter par le mouvement de l’histoire qui lui serait favorable. En gros, pour le résumer, cette métaphore prive les acteurs de toute marge d’action
Le retour des acteurs
Ce que cette métaphore occulte, c’est précisément que l’avancée des thèses « favorables au capital » sont en réalité le résultat d’un travail culturel de fond, mené depuis des décennies par le camp conservateur, comme l’ont très bien montré les travaux d’une référence en la matière, le cognitivo-linguiste George Lakoff. L’impôt présenté comme une charge en est une parlante illustration. . On peut voir, dans le fait que les tribunaux saisis de l’affaire ne s’estiment pas incompétents et la renvoient devant les tribunaux du travail, un effet de cette bataille culturelle menée depuis des décennies. Cela n’a donc rien de forces naturelles et fatales : ce que nous percevons aujourd’hui comme des évidences et du bon sens sont en réalité le résultat d’une action concertée, délibérée, constante et qui plus est dotée de moyens considérables. Le but poursuivi est de faire passer pour un ordre évident, inéluctable et « naturel » ce qui est en réalité l’intérêt propre d’un acteur particulier.
Dès lors, ce qu’un acteur a fait, un autre peut le défaire ! Ce qui était inaccessible -le cours inexorable et naturel de l’histoire- revient dans le périmètre où l’action peut avoir prise. Mais il y a des conditions pour cela (3). La première est de consacrer du temps à comprendre comment les conservateurs s’y sont pris pour modifier les esprits et les cœurs et de l’étudier en profondeur. La deuxième est de construire une stratégie concertée, en traversant dès lors les silos que constituent si souvent les différents courants présents dans la galaxie progressiste et donc en sortant résolument du seul champ syndical. Enfin, il s’agit que cet ensemble soit dit, redit, répété… en de multiples lieux et circonstances, par des moyens appropriés.
Appel est lancé !
Références
(1) LAKOFF George, JOHNSON Mark, (2003), « Metaphors we Lives By », University of Chicago Press. Une première édition de ce livre a fait l’objet d’une traduction française : « Les métaphores dans la vie quotidienne », 1985), Editions de Minuit, Paris.
On consultera également sur ce site, une présentation de l’approche cognitive des métaphores: communication et métaphores
(2) LAKOFF George, (2015), « La guerre des mots. Ou comment contrer le discours des conservateurs », Les Petits matins, Paris. Pages 19-20 + 45-47.
(3) Pour un développement de ces arguments, on consultera :
* PIROTTON Gérard (2023), « Nos cerveaux et les discours politiques », in : « Démocratie », Mai 2023, N°5. Voir : www.revue-democratie.be/index.php?option=com_content&view=article&id=1618:nos-cerveaux-et-les-discours-politiques&catid=42&Itemid=131
Voir également, sur ce site: Cerveaux politiques
* PIROTTON Gérard (2023), « Comment nos cerveaux comprennent la politique », La Revue Nouvelle, juin 2023.
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