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Sondage – RTBF démocratie : responsabilité sociétale

     ― Pourquoi diable près de  40% des personnes interrogées ont-elles répondu qu’elles étaient favorables à un pouvoir fort ?

     ― Parce qu’on leur a posé la question, pardi !

Il doit y avoir quelques dizaines d’années, soucieux d’interroger la validité des sondages, un sociologue avait eu l’idée d’inviter un institut spécialisé à glisser la question suivante, parmi celles qui allaient être posées à un échantillon représentatif :  Etes-vous pour ou contre le projet de loi sur les métaux non-ferreux ? Oui. Non. Sans opinion. Je n’ai pas d’information pour pouvoir me prononcer. » Alors qu’une immense majorité de réponses se répartissent entre les « pour » et les « contre », très peu se positionnent dans l’abstention ou l’affirmation de leur ignorance. Il y a là largement de quoi s’inquiéter puisqu’il n’y a jamais eu de projet de loi sur les métaux non-ferreux !

Quelle leçon convient-il d’en tirer ? Que les sondages ne sont pas fiables, comme l’évoque cette plaisanterie : un récent sondage a montré que 63,8% des personnes interrogées affirment… que l’on ne peut pas faire confiance aux sondages ! (Marge d’erreur : 2,7%)

Plus sérieusement, cela signifie que l’art du sondage consiste notamment à formuler des questions de manière telle qu’elles ne induisent pas les réponses ! C’est très manifestement le défaut de ce récent sondage RTBF. Comme dans le cas des métaux non ferreux, il manifeste surtout la profonde ignorance des personnes interrogées quant au fonctionnement du système belge et par conséquent, il révèle la faillite de celles et ceux qui ont pour mission d’expliquer en quoi la complexité de ce système est à l’image de la complexité de la société belge elle-même.

S’il reste toujours possible de voir, dans cette préférence affichée pour le pouvoir fort concentré, une illusion créée par l’apparente simplicité de la politique française et l’omniprésence présidentielle, ou encore l’appel à une plus grande capacité d’action régulatrice des autorités publiques, il faut sans doute y voir davantage une ignorance de la complexité des sociétés contemporaines, voire même un refus de l’effort nécessaire pour la comprendre, un refus qui frise le déni.

Au lieu de tirer du sondage des leçons responsabilisantes pour celles et ceux qui ont en charge ces explications vitales, les résultats sont exposés comme un fait d’observation, alors qu’ils sont au contraire construits par le dispositif lui-même. Cette énonciation joue alors comme un feedback amplificateur, comme une prophétie auto-réalisatrice : « Je ne comprends rien au système politique belge. C’est sûrement vrai, puisque les gens sont d’accord avec moi ! »

En fait, ce sondage est un coup de trique : politologues, enseignant∙es, mandataires politiques, journalistes, présentateurs-vedettes de talk-show… prenez la mesure de vos responsabilités sociétales. Interrogez-vous sur vos pratiques, [https://gerardpirotton.be/covid-artifices-medias-democratie] tenez-vous à distance de toute tentation racoleuse, arrêtez de fantasmer sur un∙e citoyen∙ne omniscient∙e et paré∙e de toutes les vertus, affrontez la nécessité de rendre compte de la complexité et surtout…

Invitez à l’engagement politique !

Pargerardpirotton

Il pleut sur Nantes ou… on y danse ?

Su’ l’pont de Nantes...

Vous connaissez la chanson ? Je vous fais le pitch. Une mère interdit à sa fille de se rendre à un bal. Cette dernière s’y rend tout de même, avec l’aide/incitation de son frère. Et il/elle y meurent tous deux noyé∙es.

On voit bien, au premier degré, la morale conservatrice qu’elle contient. Chantre de la bonne vieille droite française, Guy Béart ne s’y est pas trompé.

Une autre «morale» ne serait-elle toutefois pas possible, lorsque ce mois de juillet 2021 aura été marqué, dans plusieurs pays d’Europe, par des inondations dramatiques qui l’on avait cru réservées jusqu’alors à des coins «reculés» de la planète.

MAIS

Pour les écologistes-entendons par-là celles et ceux qui se préoccupent du maintien de la possibilité d’une vie humaine sur terre, une autre leçon est à retenir de cette histoire. L’avertissement/interdiction parentale n’a pas suffi à empêcher le drame. Pis : l’interdiction même a joué comme un attrait supplémentaire donné à cet objet du désir.

La question se pose donc : alors, comment convaincre ? A l’heure où la recherche inconséquente de la satisfaction immédiate du désir tient lieu de repère moral supra ordonnant, en appeler à une interdiction scientifiquement justifiée ne semble guère une stratégie productive. Prenons l’exemple de la cigarette. Combien de temps et de moyens aura-t-il fallu, entre la carotte et le bâton, pour que change la consommation de tabac, ainsi que les représentations qui sont attachées? C’est ce genre de changement qu’il faut produire, et cela pour tout comportement de vie quotidienne et de loisirs. Comment donc convaincre ?

Nous avons pourtant intérêt à trouver…

Et vite !

Pargerardpirotton

Appeler à comprendre : une impérieuse nécessité

riviere-automne-provence

« Penser est difficile, c’est pourquoi la plupart des gens jugent ».

Carl Gustav Jung

On le reconnaîtra facilement, c’est peu dire que la situation sanitaire qu’affronte l’humanité entière est aussi exceptionnelle qu’exigeante. Cette exigence repose, notamment, sur les épaules de celles et ceux dont l’information est le métier. Et c’est plus particulièrement vrai encore dans le cas du service public.

Comprendre ce qu’est une pandémie, une zoonose, leurs liens avec les emprises croissantes de l’exploitation industrielle des ressources planétaires… comprendre les contextes de propagation et les gestes-barrières, prendre en compte les limites d’accueil du secteur hospitalier et les dépendances à l’égard de l’industrie pharmaceutique, puis, sur cette base, comprendre l’importance de distinguer entre ces indépassables contraintes de court terme et la redéfinition de lignes politiques à moyen terme, qui rencontrent la nécessité impérieuse de refinancer les services collectifs et redonnent aux autorités publiques la légitimité et les moyens d’action pour gérer l’intérêt commun… comprendre l’importance de cesser d’opposer les secteurs les uns aux autres et préférer une approche par arbitrage et par accompagnement de celles et ceux qui se voient contraint∙es de suspendre, de réorienter, voire de supprimer leurs activités… tout cela est crucial. Et cela l’est d’autant plus que cette crise sanitaire n’est qu’un galop d’essai qui préfigure l’affrontement des menaces autrement plus vitales que sont les dérèglements climatiques, les pertes affolantes de biodiversité et les impacts sociaux.

Des jugements au bord du le trottoir

Les médias ne cessent pourtant de nous donner le spectacle affligeant du contraire et c’est tout spécifiquement le cas du traitement de l’information politique télévisuelle, relative à la crise sanitaire. De véritables « tics » professionnels semblent s’être peu à peu mués en standards, comme l’usage surabondant de « micro-trottoirs ». (1) Ainsi par exemple de l’annonce d’une épreuve cycliste, qui se réduit à la ) présentation d’une série de courtes interviews de riverain∙es, se plaignant de ne pouvoir assister au passage de la course depuis leur seuil, mesure exagérée à leurs yeux alors que, les années précédentes, c’était l’occasion de réjouissances avec famille et ami∙es.

Mais ce n’est encore là que la surface des choses. Car cet appel obsédant à ces paroles anonymes se fonde sur des croyances qui apparaissent bien fragiles ‒et c’est peu de le dire‒ aussi tôt que l’on cherche à en dessiner précisément les contours. Ce recours à des opinions « citoyennes » prises « au hasard » est implicitement motivé par un présupposé : c’est leur spontanéité naïve qui fait la valeur de leur avis. On se souviendra alors que Trump avait utilisé cet argument en faveur de sa propre candidature à la fonction présidentielle : « Je ne fais pas partie de sérail, je ne suis pas un professionnel de la politique et c’est précisément cela qui fait que je serai bon pour le job ». A quoi Obama avait répondu que s’il devait se faire opérer ou prendre un avion, il préférait mettre son sort entre les mains d’expert∙es. Comme on le sait, cela n’a pas empêché l’argument poujadiste et populiste de Trump de contribuer à sa victoire.

Autre nouvelle coutume : le recours à des « sondages ». Et si les guillemets s’imposent, c’est parce qu’en toute rigueur, un sondage fiable exige la rencontre d’une série de conditions (échantillonnage pondéré, validation de la formulation des questions posées, etc.) On est souvent loin du compte : les questions posées sont formulées de manière fermée, les items sont prédéfinis et constituent le plus souvent un appel au jugement. On n’a pas non plus la moindre idée du profil des personnes qui répondent, en rapport avec les diversités qui caractérisent la population en général. Si l’on s’intéresse alors à leur raison d’être et à l’usage qui peut en être fait, on notera que cette façon de faire présente un avantage : celui d’installer le présentateur qui en fait état dans la position de celui qui sait ce que pensent « les gens » et se trouve dès lors mandaté pour l’exprimer publiquement en leur nom.

Quelques exemples

Illustrons cela de quelques exemples. Dans les suites du Comité de Concertation de la veille, Nathalie Malleux et François de Brigode recevaient le Premier Ministre dans « Jeudi en prime », ce 15 avril 2021. Sur le plateau, les interventions des deux journalistes comprennent essentiellement des termes et des expressions comme « des mesures qui ne répondent pas aux attentes et aux espoirs de la population », « les mécontentements », « la fronde », « demande de justification », « hommes et femmes en colère », « la population en a marre », « il y a des marches avant et des marches arrière », « les gens disent : on nous prend pour des idiots »,…

Si l’on s’intéresse, non aux contenus échangés mais davantage à la « posture » qu’ils impliquent, on pourra dire ceci, qui présente deux aspects. Le premier consiste, pour les journalistes, à s’instituer en chambre d’écho de mécontentements, les supposant unanimes et les tenant ainsi pour justifiés. Le second revient à s’autoproclamer juges des politiques menées et à sommer les personnes qui prennent ces décisions, non seulement de s’expliquer ‒ce qui fait sans doute partie de leur job‒ mais surtout de se justifier et de rendre des comptes.

Autre exemple qui concerne l’Europe, cette fois. Un Remarquable reportage, signé Yann-Antony Noghès, plonge dans les coulisses de la négociation de l’ « Accord Climat Européen ». il est diffusé le 14 avril dans l’émission « QR – le débat. » Ce documentaire donne à comprendre ce qu’est la politique, une négociation, une stratégie, sa dimension humaine aussi. Rien n’est simple, en effet. Et il est de la responsabilité citoyenne de reconnaître cette complexité comme l’essence même de la politique, de la prise de décision… C’est précisément ce que montre ce reportage, bravo.

Par contraste, il en va tout autrement de l’introduction qu’en a faite Sacha Daout, une présentation que se voulait sans doute une « accroche »dont le ton était motivé par le souci de « capter » les téléspectateurs. Dans cette introduction, aucun des adjectifs utilisés pour qualifier l’Europe n’était positif : incohérente, opaque, incapable, cette Europe n’a rien pour plaire. Ce qui revient à porter un jugement et à entretenir la suspicion puis à placer les témoins sur le plateau dans l’obligation de devoir « rattraper » cette image désastreuse, induite par l’introduction racoleuse du présentateur, qui frise une invitation au poujadisme.

Juger ou chercher à comprendre ?

Généralisons. Ce qui est frappant dans l’attitude des journalistes, c’est qu’ils et elles semblent dans l’ignorance complète des effets performatifs des termes dans lesquels leurs questions sont posées et des jugements péremptoires qui sont ainsi formulés. Pour le dire autrement : formuler de telles sentences, même si elles sont déguisées en questions d’interviews, revient à valider les jugements dépréciateurs d’une partie des opinions publiques. Cela revient également à encourager la paresseuse tendance à préférer juger plutôt que faire l’effort de comprendre.

Devançons d’emblée quelques contre-arguments. Les journalistes ne feraient qu’exprimer un ressenti partagé par la population. Rien n’est plus faux : d’une part, ce n’est au mieux que l’avis d’une partie de la population et non de toute ; d’autre part, le ressenti de d’aucuns n’en fait pas d’office une vérité à présenter sur antenne. Or, les exposer tels quels revient à donner le statut de faits avérés à ce qui ne sont que des opinions et des jugements échafaudés à partir de points de vues particuliers. Mettre ainsi tout avis sur le même pied, les tenant tous dignes d’une égale considération, équivaut à disqualifier des arguments solides, fondés sur l’étude et un travail de qualité, y compris donc le travail de recherche journalistique lui-même. La valorisation des « opinions de trottoir » joue alors comme feedback amplificateur qui aggrave la dimension d’un problème majeur : la construction et l’entretien de la crédibilité des grands médias et tout particulièrement l’information télévisée.

Autre possible contre-argument : exprimer des « avis citoyens » est une manière de conduire les politiques à s’expliquer. Les gens se posent ces questions, il faut que les politiques y répondent. C’est là une autre très mauvaise justification. En effet, ainsi que l’a très bien montré le cognitivo-linguiste George Lakoff (2) , évoquer une manière de voir les choses, même pour la critiquer, revient surtout… à la faire exister davantage ! « Essayez un peu de ne pas penser à la éléphant », demande-t-il ! De plus, répondre à une question mal posée revient à accepter les termes dans lesquels elle est formulée et les croyances sur lesquelles elle est fondée, ce qui place les politiques devant un dilemme : répondre à une question-piège ou passer pour quelqu’un qui se dérobe ? Dès lors, la question journalistiquement neutre consiste à poser simplement la question : « Expliquez ce qui vous a conduit à prendre telle décision ». Ramassons l’argument en formulant sa pointe : relayer des jugements péremptoires et des affirmations insuffisamment informées participe au travail de sape de la crédibilité de la capacité d’action des pouvoirs publics, quand nous en avons au contraire le plus grand besoin pour faire face, notamment, aux enjeux sans précédent du dérèglement climatique.

Le prétexte de l’expression des « avis des citoyens » exige encore une autre réponse. La responsabilité des médias ‒qui plus est de service public‒ est d’expliquer, non de surfer sur les ressentis de manière racoleuse et souffler sur les braises du doute à l’égard des autorités publiques, qui n’ont certes pas besoin de cela. Au contraire : reconnaître dans la complexité du fonctionnement des institutions la complexité même de nos sociétés est une responsabilité citoyenne à laquelle il s’agit d’inviter et celle de médias est de fournir les informations permettant d’élaborer et renforcer cette nuance. Autre accent déterminant : ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas les raisons d’une mesure, ou qu’elle nous impacte négativement qu’elle est forcément incohérente et insensée. C’est là un des axiomes de l’approche stratégique (3) : ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas l’attitude d’un acteur que sa conduite est nécessairement insensée. Cette conduite est simplement guidée par des raisons différentes des nôtres, en raison du fait que cette autre dispose d’un autre point de vue que le nôtre. Chacun∙e a des raisons de se comporter de telle ou telle manière et notre incompréhension n’équivaut pas à un droit dont nous disposerions de juger ces autres comme déraisonnables.

Reste sans doute encore l’argument de la concurrence : si « les gens » ne se sentent pas personnellement concernés, ils se tourneront vers d’autres chaînes, voire d’autres médias, répète-t-on dans les conseils d’administration et les comités de rédaction. Cet argument contient deux vices. Au plan stratégique, d’une part, cela revient à concéder à l’extérieur le soin de déterminer la ligne éditoriale qui n’est donc pas élaborée en interne, de manière autonome, en affirmant une spécificité, en rencontrant des exigences de qualité et en valorisant les compétences des journalistes. Au plan juridique et éthique d’autre part, dans la mesure où cela prend les allures d’un renoncement à ses missions de service public pour privilégier la logique marchande, celle de la préservation, voire de la conquête de parts de marché. Aussi rationnel qu’il semble l’être à court terme, ce « calcul » peut toutefois s’avérer suicidaire à moyen ou long termes. Les téléspectateur/trices exigeant∙es continueront à se détourner de la télévision, dans la mesure où ils et elles recherchent, sans les y trouver, des éléments de compréhension et de réflexion ; restent les autres, dont les chaînes en concurrence continueront à rivaliser pour s’attacher l’audience, recourant pour cela à des moyens racoleurs, creusant ainsi davantage encore le déficit de citoyen∙nes informé∙es et responsables.

D’abord ne pas nuire

Un repère éthique fondateur pour tout∙e professionnel∙le du soin, « Primum non nocere », s’applique ici parfaitement pour souligner la responsabilité des professionnel∙les de l’information politique. Donner à comprendre la complexité des choses, inviter à la réflexion critique, contextualiser des informations ponctuelles, multiplier des points de vue, plutôt que relayer des mécontentements autocentrés et des jugements à l’emporte-pièce… voilà les manières de ne pas nuire à la crédibilité des autorités publiques. Nous ne doutons pas que la crise sanitaire mondiale finira pas être dépassée. Mais elle n’est quasi rien en regard des exigences vitales qu’imposent les dérèglements climatiques, les affolantes pertes de biodiversité et les insoutenables inégalités sociales qui les accompagnent. Il serait nuisible, ‒ pour ne pas dire criminel ‒ d’aggraver ainsi l’érosion maintes fois constatée de la légitimité des pouvoirs publics, au moment même où l’adhésion des populations s’avère plus que jamais décisive. Des changements fondamentaux de modes de vie s’imposent et les décisions radicales pour les organiser requièrent, pour leur mise en œuvre, une confiance des populations, une pleine reconnaissance de leur bienfondé et une participation active. La responsabilité des médias, qui plus est de service public, est de contribuer à cette légitimité.

Notes

(1)  Un autre billet de ce blog a déjà traité cette dimension :… Voir : https://gerardpirotton.be/covid-artifices-medias-democratie

(2)  Voir : https://gerardpirotton.be/politique/elephant-de-lakoff

(3)  CROZIER M., FRIEDBERG E., (1977),  « L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective », Seuil, Paris. 
Voir sur ce site: https://gerardpirotton.be/organisations-theories/analyse-strategique-crozier-friedberg

Pargerardpirotton

Virus et dynamique des groupes

 

 

 

 

 

 

 

Un célèbre scène du film « Douze hommes en colère« 

C’est un grand classique de la formation à la dynamique des groupes. Rassemblé.es dans un local, les participant.s ont pour tâche de déterminer, par exemple un ordre de priorité dans la répartition de maigres ressources, au sein d’un groupe de rescapé.es. qui sont échoué.es sur une île déserte ou perdu.es en montagne après un accident d’avion, dans l’attente d’hypothétiques secours…

Quelques «volontaires» sont invité.es à jouer. Ils/elles se placent au centre du local et on leur indique qu’ils/elles doivent tenir le rôle des «rescapé .es», chacun.e disposant ou non de consignes individuelles particulières, tandis que d’autres, en périphérie, ont pour tâche d’observer les interactions, soutenu.es par des «grilles d’observation». A la fin de cette mise en scène, l’animateur/trice remercie les acteur/rices, dans la mesure où leurs contributions auront permis de disposer d’une situation concrète à analyser puis les invite tout d’abord à «exprimer leur vécu». C’est  une nécessaire étape de décompression et de mise à distance progressive de la situation. On passe ensuite au compte-rendu des observations et on procède alors sur cette base à l’élucidation, par exemple des arguments avancés, de leurs fondements et de leur portée, des mécanismes d’influence, des stratégies d’intervention des un.es et des autres, des modes de prise de décision, etc.

Toutefois, au-delà de ce qu’un tel exercice permet d’apprendre sur les modes de prise de décision et les capacités d’influence des protagonistes, il reste qu’à un moment donné, le focus finit par se mettre sur le scénario lui-même, qui semble attester du quasi sadisme des concepteur/trices de tels scénarios. Les participant.es impliqué.es font massivement part de leur frustration d’avoir ainsi été placé.es dans une situation impossible : c’est une tâche intenable que d’avoir à choisir entre des priorités que rien ne permet de hiérarchiser. Aucun argument éthiquement recevable ne permettrait de classer des besoins aussi indéfectiblement prioritaires les uns que les autres.

N’y a-t-il vraiment que moi pour y voir un parallèle avec les situations que doivent affronter les autorités politiques ? Confrontées aujourd’hui à l’obligation de gérer notamment une rareté (capacités hospitalières, masques, vaccins,…) elles tentent de rencontrer l’inhumain défi : établir des priorités en les fondant «scientifiquement» et «politiquement». Ce faisant, elles se trouvent immédiatement exposées à la critique; qui, de ne pas avoir tenu compte de tel secteur ou de telle dimension, qui encore d’accorder trop d’importance à tel ou tel autre.

Je reviens à l’exercice structuré de dynamique des groupes. Il est rare qu’une personne s’étant vu attribuer un rôle d’observation regrette de ne pas s’être trouvé «au centre» pour jouer cette situation impraticable, confronté à l’obligation de trouver une solution chimérique. Personne ne s’autorise à faire la leçon aux acteur/trices.

Pour ma part, s’il est une leçon que j’en ai alors retenu, c’est… la modestie et l’humilité.

Et vous ?

Pargerardpirotton

A qui le tour, à quand Latour ?

Si le « premier » confinement avait déjà fait apparaître cette nouvelle édition de la « concurrence des victimes », le deuxième n’a pas non plus manqué ce rendez-vous : qui souffre le plus, de la pandémie sans doute mais bien davantage encore des mesures prises par les pouvoirs publics pour l’affronter ?

 – « Nous sommes tous dans la même bateau », clament les uns ;
 – « Oui, mais c’est moi qui prend les vagues de front ! », répondent en chœur des « secteurs ».

Aujourd’hui, dans cette grande série « Qui souffre le plus du corona ? », voici venu le tour des … « Tour-opérateurs ».

N’est-ce pas alors le moment de se rappeler cette question lancée par Bruno Latour, fin mars 2020, sur AOC:

Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Et sa sous-question, pour dépasser les « Yaka » :

Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers / employés / agents / entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Essayons-nous à l’exercice.

La diminution significative du volume de transport aérien des personnes nécessitera des reconversions, tant du personnel assurant ces vols que des fonctions annexes : catering, nettoyage, maintenance, commerces divers, contrôle aérien… autant que ce que l’on nomme l’industrie du tourisme. Pour chacun de ces sous-secteurs d’activités, des accompagnements devront être mis en place, sur un modèle inspiré des « cellules de reconversion » et qui mobilisent les salarié.es et leurs organisations représentatives, les employeurs, ainsi que les représentants des pouvoirs publics. Ces cellules se doivent d’inventorier et de valoriser les compétences des personnes et chercher les activités et les secteurs d’activités dans lesquelles ces compétences pourraient être positivement mobilisées. L’enseignement et la formation des adultes, les services publics de prospective, les universités, les organisations de tout type, actives sur un territoire, devraient également être associées à de tels efforts. La vitale reconversion de ces secteurs passe par les démarches de réflexion, de concertation, menées avec les travailleur/euses et leurs organisations représentatives, afin de ne pas laisser ces décisions aux seuls actionnaires. On se souviendra de la proposition d’Isabelle Ferreras quant au renforcement de la démocratie dans les entreprises.

 

Possibles reconversions

Le premier confinement a mis en lumière des capacités de reconversion d’entreprises qui, en quelques jours, se sont montrées capables de réorganiser leurs processus de fabrication pour produire des biens sanitairement utiles, voire cruciaux (gels hydro-alcooliques, masques, voire respirateurs ou autres équipement hospitaliers…) Ces exemples doivent être étudiés de manière à mettre en lumière les ingrédients qui ont permis leur réussite et favoriser leur transfert à d’autres secteurs d’activités.

Les entreprises pourraient alors être encouragées et aidées par les pouvoirs publics dans cette réflexion participative. De manière schématique, ces démarches peuvent comprendre les étapes suivantes :

 –  Quelles sont les compétences présentes dans notre entreprise ?
 – Avec les savoir-faire et les équipements dont nous disposons, que serions-nous capables de faire d’autre ?
 – Qu’elles sont aujourd’hui les besoins et demandes solvables, socialement, collectivement, culturellement… nécessaires ou simplement utiles, que nous pourrions rencontrer en mobilisant toutes ou parties de ces ressources ?
 – Que devrions-nous revoir dans nos processus, de manière à ce que cela se passe dans des conditions respectueuses des limites écologiques et soucieuses du maintien de la vie sur terre ?

 

Des gestes-barrière contre le retour du « business as usual »

Revenir à l’avant Covid ? Que nenni. « Pas de retour à l’anormal », a-t-on lu çà et là !

Il s’agit au contraire de profiter de cette crise, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, pour réfléchir à nos modes de vie et aux mutations que nous impose notre condition de terrestres. Mais plus encore, il faut s’atteler à l’élaboration de manières concrètes d’y arriver. Et ces basculements nécessaires ne pourront pas se faire « d’en haut ». Faute de quoi, chaque mesure ne manquerait pas d’être contestée, si pas contrecarrée par les coalitions circonstancielles des mécontent.es qui surgiraient immédiatement. Plus que jamais, nous avons besoin d’un travail sur le « comment faire », auquel doivent être associées les forces vives les plus larges.

Les questions proposées par Bruno Latour, qui articulent, dans une même démarche collective, l’horizon désirable et les contraintes des chemins à parcourir, sont donc d’une cruciale pertinence.

Pargerardpirotton

Covid, artifices, médias, démocratie

Feux d'artifice de virus

Covid, artifice, médias et démocratie

 

Un schéma devenu habituel

L’avez-vous remarqué également ? Le schéma se répète : la présentation par les médias d’une mesure gouvernementale prend souvent la structure suivante. La décision est tout d’abord brièvement exposée, soit par un.e journaliste, soit par un.e ministre. Les auditeurs et téléspectateurs ont ensuite droit, pour évaluer cette mesure, à un « interview de terrain », présentant des personnes qui témoignent de la manière dont ils la vivent. Tel est le « pattern » régulièrement utilisé.

Prenons un exemple : l’interdiction des feux d’artifice, lors du réveillon de la Saint-Sylvestre. Après l’annonce factuelle de la mesure, les téléspectateurs ont droit à l’interview de la gérante d’un magasin spécialisé. Elle explique combien cette période des fêtes est cruciale pour son commerce. Elle affirme ne pas comprendre la mesure. Selon elle, les fusées sont utilisées en extérieur et elles nécessitent une distance de sécurité. Rien ne justifierait donc une interdiction. On la voit alors déambuler, seule dans son magasin, dont les rayons sont remplis de déguisements que personne n’est venu acheter. Qu’en retient le/la téléspectateur/trice assis dans son salon ? D’une part, le désarroi et l’incompréhension de cette commerçante et d’autre part la violence d’un gouvernement qui prend des décisions incohérentes et chaotiques, sans se soucier de leurs impacts sur « les gens ».

Qu’est-ce qui peut bien motiver ce type de traitement, où prévalent l’absence de toute explication et l’abord « compassionnel » du sujet ? Passons sur le fait que cette « coutume » des feux d’artifice est une horreur pour les animaux, ainsi réveillés en pleine nuit par un bruit insensé. L’explication de cette mesure n’est pourtant pas très compliquée, ni à présenter, ni à comprendre : chaque année, les services d’urgence voient débarquer des personnes blessées par des engins pyrotechniques qu’elles ont manipulés. S’agit-il vraiment de donner aux hôpitaux un tel surcroit de travail en plein Covid ?

Si le traitement compassionnel était vraiment pertinent (ce qui est à discuter et c’est d’ailleurs ce que l’on va faire), il aurait alors été plus adéquat d’interviewer un.e membre du personnel d’un service d’urgence d’un hôpital, témoignant de ce qui se passe chaque année à cette occasion, qu’ils/elles sont épuisé.es et débordée.es par la pandémie et n’ont vraiment pas besoin de cela en plus ! Ce n’est donc pas ce qui a été fait : pourquoi ?

 

L’arbre sans forêt

Le discours généralement tenu dans les écoles de communication et dans les rédactions souligne l’importance de rejoindre le public dans ce qui est susceptible de le toucher. Raconter une histoire, à hauteur d’hommes et de femmes de tous les jours, des personnes auxquelles il est possible de s’identifier, compte au nombre des moyens de mise en scène de l’information, au service de cette intention. On est convaincu qu’accrocher émotionnellement le/la téléspectateur/trice « Lambda » va piquer sa curiosité et susciter son intérêt. Rien n’est pourtant moins sûr. Par quelle magie en effet une identification à une personne présentée comme une héroïne de quotidien peut-elle conduire à une compréhension affinée d’un phénomène social ? Dans les faits, c’est bien sur la personne singulière prise en illustration que l’on met le focus et non sur la dimension plus globale et collective, dont il aurait pourtant fallu rendre compte. On active ainsi un mode de raisonnement bancal, quoique très largement répandu, qui consiste à généraliser la situation d’une personne à un ensemble, un peu comme si l’on pouvait comprendre la forêt en se focalisant sur un seul arbre.

Si comparaison n’est pas raison, une petite histoire reste toujours la bienvenue. Imaginons que quelqu’un raconte ceci. « Moi, je connais un médecin qui a engagé la femme d’un collègue comme sa secrétaire médicale et ce collègue a fait de même avec la femme du premier. Après le nombre de mois voulu, ils les ont licenciées toutes les deux, ce qui leur a donné à chacune le droit au chômage. Avec ça, elles se payent leurs fringues. Vous voyez bien que tous les chômeurs sont des profiteurs ! » Passons sur le chapelet de stéréotypes que cette histoire charrie, sur les femmes, les professions libérales… Retenons ici qu’elle met surtout en œuvre ce mécanisme de généralisation qui consiste à attribuer à un ensemble dont on ne connait rien ce que l’on prétend connaître à propos d’un seul élément de cet ensemble. Ce à quoi invite ce schéma récurrent, qui met en scène une personne du quotidien, c’est donc bien à un raisonnement bancal de généralisation abusive.adéquat

Le cœur a ses raisons.

Il y a des années, je donnais un cours sur les médias. J’avais donné aux étudiant.es des consignes pour procéder à une comparaison systématique entre le traitement de l’info par les JT de RTL et de la RTBF. J’avais invité une réalisatrice à venir commenter ensuite le résultat de leurs travaux. Je retiens cette déclaration de l’experte : « Je n’ai pas vu les infos, hier soir. Mais je suis sûre que pour couvrir cette histoire de rivière qui a débordé, la RTBF aura interviewé un hydrogéologue et RTL aura montré une ménagère qui nettoie des dégâts de l’inondation dans sa maison. » Et elle avait raison, c’était effectivement ainsi que le deux chaînes avaient choisi de traiter l’info. Aujourd’hui, on ne pourrait sans doute plus constater une telle différence. En sommes-nous arrivés à une « RTLisation » du traitement de l’information, comme résultat d’une concurrence entre les médias ? (1)

Un observateur avisé de l’évolution des médias utilise le terme d’ « émocratie », pour désigner notamment ce recours systématique à l’émotion pour traiter l’info. C’est la thèse que défend Jean-Jacques Jespers, qui fut tout à la fois professionnel des médias et professeur de journalisme. Il a récemment exposé cela dans un interview publié dans Alter-Echos. On pourrait rétorquer qu’un.e téléspectateur/trice hyper-sollicité.e nécessite, pour l’attirer, d’avoir recours à de tels moyens. Dans ce cas, le remède pourrait être pire que le mal, car il joue comme feedback amplificateur du problème qu’il est sensé affronter. Inviter à la compréhension des réalités sociales en ne présentant que des témoignages individuels est quelque peu contradictoire, dans la mesure où, cherchant à tenir compte d’une tendance à une centration sur l’individu, on l’encourage à s’y obstiner.

La mesure de toute politique

Cette manière de construire la présentation de l’information revient à donner raison à celles et ceux qui pensent que, parce qu’ils n’en comprennent pas les motivations, une décision prise par une autorité est forcément incohérente et vexatoire, surtout s’ils estiment être personnellement visés par cette mesure.

Une telle approche ne pêche pas seulement par le fait de ne se focaliser que sur le seul premier niveau de la « Grille d’Ardoino ». Elle invite surtout à n’évaluer la pertinence d’une politique qu’à l’aune des impacts qu’elle peut avoir sur la situation personnelle de chacun.e, considéré.e isolément de la complexité d’ensembles sociaux plus vastes. Alors que les médias devraient se donner une rigueur, à la hauteur de leurs responsabilités dans la qualité des arguments échangés dans l’espace public, (2) c’est au contraire cette dramatique réduction à l’individu qui est ainsi alimentée.

Pourtant, faire société ne suppose-t-il pas de se sentir partie prenante de vastes ensembles, auxquels je suis disposé.e aujourd’hui à contribuer, selon mes moyens, tandis que d’autres peuvent en bénéficier selon leurs besoins, tout autant que moi-même, le moment venu ? La légitimité de la sécurité sociale est fondée sur cette conception.

On peut donc se poser la question : comment peut-on encore faire société si l’ensemble dont je me sens solidaire finit par se restreindre… au seul moi-même !?

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(1) Voir sur ce site un article consacré à la manière dont les médias rendent compte des conflits sociaux

(2) On renvoie ici au sens tel que forgé par Jurgen Habermas. On en lira une présentation rapportée aux médias par Marc Lits

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Généralement, je déteste des philosophes

Entendons-nous bien, dès le départ: j’ai même des ami.es philosophes, çà n’a rien à voir. Non, moi je parle ici des philosophes dont les médias sont friands. Et ce qui prend quelquefois un ton caustique n’en est pas moins argumenté, comme on va le lire.

La première chose qui me les rend insupportables, c’est cette posture massive de surplomb, au-dessus de la mêlée, dégagée des bassesses qui sont le quotidien du plus grand nombre, une posture qui pourrait se formuler pragmatiquement dans ce genre: «Vous êtes des idiots, empêtrés dans les contingences et les vicissitudes de vos petites vies. Moi, je sais prendre de la hauteur. J’aime à le dire avec un brio et si vous prenez cela pour de l’arrogance, tant pis pour vous!»
Pour le formuler encore en d’autres termes : cela s’apparente à du mépris.

La deuxième chose qui m’insupporte est qu’ils (ah oui, ce sont des hommes…) parlent en «je» et qu’ils invitent donc à penser en «je». Nous y sommes tellement habitué.es que cela ne nous choque plus, cela pourrait même nous flatter… Or, la société n’est pas, contrairement à leur implicite jamais interrogé, une constellation d’individus pensants. Pire: cet implicite est une option politique, celle qu’exprimait en son temps la Première Ministre de Grande-Bretagne, Margaret Thatcher : «There is no such thing as society», ce que l’on pourrait traduire par:

«Une société, ça n’existe pas, il n’y a que des individus».

Ce projet réductionniste restreint chaque personne à sa qualité de personne insulaire, à l’image des agrégats de consommateur/trices que considèrent les concepteurs de campagnes marketing, dans la suite des penseurs de l’idéal du marché. C’est enfin une focalisation sur le seul premier niveau de la grille d’Ardoino, qui en compte pourtant quatre ou cinq autres.

Troisièmement: leur approche est résolument conceptuelle, faisant un abondant usage de termes en «-isme» et en «-ité». Je ne nie pas l’intérêt et la légitimité de ces concepts, mais je pointe davantage un travers majeur, qui consiste à « substantifier » ce qui n’est avant tout qu’une idée. (1) On pourrait presque apparenter cela à du bovarysme, la beauté esthétique idéelle des concepts constituant un monde refuge, qui permet de se préserver des immanquables frustrations du monde réel. De plus, ces concepts sont le plus souvent élaborés dans une acception aristotélicienne, comme on va le voir, un trait critiquable et pourtant d’autant plus usité qu’on se situe dans la seule sphère de idées.

Quatrième argument: un usage massif d’un «nous», sensé rassembler tout le monde dans ses filets, indistinctement et sans le moindre questionnement sur l’usage de ce pronom. Ce trait est particulièrement critiquable, dans la mesure où il présuppose une communauté de situation, de réflexion, d’action et de responsabilité qui n’existe tout simplement pas dans la «triviale réalité». Ce «nous» présuppose l’évidence d’une unanimité qui est posée comme un axiome, alors que nos expériences de situations sociales fournissent autant d’occasions de percevoir l’inverse: conflits d’intérêts, différences socio-économiques, de visions du monde… tissent le quotidien des sociétés.

 

Deux approches philosophiques

On l’aura compris, je ne suis pas philosophe. Ce qui ne m’empêche pas de m’y être intéressé et de pouvoir modestement proposer une distinction entre deux conceptions contrastées, que les personnes davantage que moi documentées en histoire de la philosophie, seraient sans doute à même de commenter bien davantage.

Une première conception consiste à considérer que les «idées» sont premières et qu’elles conduisent ensuite à l’action qui en découle. En cohérence avec cette option, la tâche des penseurs consiste à construire des modèles de pensée, fournir des repères, des instruments pour juger. Le centre de gravité est ici la rigueur de la réflexion et la cohérence du modèle, d’autres ayant en charge de mener des actions cohérentes. Séparation nette, donc, entre la sphère de l’action et celle de la réflexion.

Une autre conception consiste à considérer que les acteurs socio-politiques agissent, selon les opportunités que présentent les situations qu’ils affrontent, mobilisant pour cela des représentations du monde et une visée de ce qui est désirable à leurs yeux, plus ou moins explicitement. Dans ce cas, la tâche des penseurs consiste à observer, écouter et élucider les fondements plus ou moins implicites de ces conduites et à en manifester les soubassements. L’action est ici la source d’inspiration du travail réflexif, les acteurs eux/elles-mêmes pouvant très bien s’y livrer. C’est très exactement ce que Gramsci, revisitant ce terme repris à Aristote, entendait par la «praxis».

On l’aura compris, je me sens davantage d’affinités avec la seconde option. Selon moi, les idées n’ont guère de pertinence en elles-mêmes, tant que des acteurs ne s’en sont pas saisis pour donner sens à la situation qu’ils vivent, apprécier la mesure dans laquelle elles leur conviennent ou non, identifier un horizon désirable et guider l’organisation de moyens concrets pour y arriver. Et dans le monde de l’action, de la contingence, les choses sont rarement aussi limpides que dans le monde des idées… On pourrait d’ailleurs le rappeler: dans l’antiquité grecque, des philosophes écrivaient bien peu : leur œuvre philosophique était leur vie elle-même, comme matière à leur propre réflexion autant qu’à celles de leurs contemporains.

 

Une relation de domination

La première approche, conceptuelle, consiste à clore sur lui-même le monde des idées, laissant à d’autres le soin de les incarner. Dans cette conception, les mondes de la pensée et de l’action sont des mondes distincts, si pas étanches, mais qui relèvent en tout cas de logiques internes, de pertinences et de systèmes de légitimation bien distincts. Mais il y a plus: la structure de la relation entre pensée et action est conçue ici comme une structure de domination. Et elle fait écho à d’autres structures de dominations comme celles de l’esprit sur le corps, de l’être humain sur la nature, de l’intellectuel sur le manuel, de celui qui a des biens et des loisirs sur celui qui doit travailler pour subvenir à ses besoins, voire de l’«homme» sur la «femme»…

 

De bons clients des médias.

Finalement, que des personnes raisonnent dans les termes que j’ai démontés plus haut, après tout, pourquoi pas, c’est leur droit. Le plus exaspérant dans tout cela, c’est la place que ce discours philosophique prend dans les médias, envahissant tous les lieux d’expression et s’installant comme seule parole légitime, dès qu’il s’agit de commenter des faits de société. Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues? C’est alors ce qu’il s’agit de comprendre.
Pour avoir déjà examiné une question analogue à propos d’un autre objet (il s’agissait, en l’occurrence, la manière dont les médias rendent compte des conflits sociaux), je propose une première exploration de cette question : quels sont les éléments internes au système médiatique qui peuvent expliquer cet état de fait ? Ainsi, on peut interroger la formation des journalistes et des animateur/trices et s’inquiéter de savoir quelles sont les sciences sociales qu’ils/elles ont été rencontré.es dans leur parcours. On sait par exemple la tendance des professionnel.les des médias à faire appel, dans l’urgence que leur imposent leurs conditions de travail, à des personnes croisées dans leur parcours de formation.

On peut aussi s’intéresser à ce qui préside à la conception des grilles de programmes. Dans un contexte concurrentiel, c’est notamment la comparaison qui est faite avec les autres opérateurs qui guide ces choix, qu’il s’agisse d’imiter ou de se distinguer. Plus: le suivi quasi immédiat des taux d’audience peut conduire à inviter dans un studio un invité qui a «cartonné» peu avant chez un concurrent. Il s’agit donc d’une gamme d’explications qui ressortissent des règles du jeu interne au système des médias. Ne négligeons pas non plus l’efficacité des «services de Com.» des éditeurs, qui sont en situation de fournir aux médias des auteurs «qui passent» bien…

 

L’omniprésence de l’individu

On est sans doute loin d’avoir fait le tour de la question, quant aux règles du jeu qui prévalent au sein du champ médiatique. On en restera là, à ce stade, pour agrandir ensuite bien plus largement la focale et s’interroger sur ce qui peut bien expliquer cette omniprésence du discours philosophique. J’y vois pour ma part une résonnance avec la «société des individus», pour reprendre le titre de l’ouvrage classique du sociologue Norbert Elias. En Occident tout au moins, la croyance contemporaine selon laquelle la société est composée d’individus est en fait le résultat d’un processus étalé sur plusieurs siècles et qui débouche sur un paradoxe : à l’instant même où une personne se conçoit comme un individu, elle s’actualise comme le pur produit de cette évolution, dont elle est ainsi le témoignage autant que le relais. Dans le même mouvement, elle affirme son autonomie à l’égard des contraintes sociales, en même temps qu’elle manifeste aussi le point où elle s’y conforme. (2)

Cette centration sur l’individu pensant est loin d’être une exclusivité de la philosophie. Le scénario qui prévaut dans l’économie orthodoxe d’un consommateur rationnel qui collecte complètement une information disponible sur le marché et prend sur cette base des décisions qui visent à maximiser ses intérêts, contribuant ainsi à l’équilibre optimal dudit marché, sans la moindre régulation extérieure que la «main invisible» du marché, apparaît comme une fiction aussitôt que l’on observe les comportements économiques avec d’autres yeux que ceux des économistes.

On retrouve également cette même centration sur l’individu pensant, dans le champ des sciences de l’éducation. Ainsi, l’usage du si crispant vocable d’ «apprenant», dont l’implicite est celui d’un individu isolé, détaché des relations sociales dont il est issu, en même temps qu’il y prend place. Cette conception occulte la vision d’une personne socialement, culturellement, sociologiquement… située, dont les capacités de réflexion sont issues de son histoire sociale et de ses attachements/détachements, de ses aspirations et de ses renoncements…

Les succès scientifiques et éditoriaux des sciences cognitives participent sans doute du même mouvement. C’est l’objet d’un récent ouvrage d’Alain Ehrenberg qu’il consacre, non aux sciences cognitives et aux neurosciences, mais plus précisément aux conditions sociétales de leur succès, ou de leur «réception» (3) Il souligne notamment que L’individu idéalisé par l’approche cognitive est donc aussi celui qui est privilégié dans les modes d’organisation du travail autant que dans la conditionnalité des aides sociales. L’idéal social majeur aujourd’hui met au centre la valeur d’autonomie comme valeur pivot qui organise nos attentes à l’égard d’une vie bonne et l’actualisation de nos potentialités. De plus, l’image sous-jacente qui est massivement à l’œuvre est la métaphore l’ordinateur. Une question qi guide encore nombre de recherches et celle-ci: quelles sont les compétences à maîtriser par une machine, de manière à ce qu’elle soit capable de dialoguer avec une autre? On occulte ainsi le fait que, dans le cas de sujets humains, ces compétences sont aussi des habilités construites, tant dans son histoire personnelle, en relation avec d’autres sujets humains (ontogénèse) et ses environnements non-humains, mais également issus d’une sélection au fil de l’évolution de l’espère humaine (phylogénèse). Autre oublié, et non des moindres : le corps. On se réfèrera ici tout particulièrement à l’œuvre de Francisco Varela. (4)

Dans le champ politique, l’usage récurrent du terme de «citoyen.ne» participe de ce même mouvement de pensée. Le/la citoyen.ne est généralement paré de toutes les vertus, réflexivité, réactivité immédiate (Ah cette insupportable mode des micros-trottoirs!) mais surtout abordé comme un être isolé, capable de formuler seul et instantanément un avis péremptoire, sans avoir besoin pour cela d’échanger avec d’autres, d’enrichir sa propre réflexion au contact d’autres points de vue… On retrouve ici la deuxième critique adressée plus haut à l’expression majoritaire des philosophes médiatiquement exposé: Cet individu serait sans affiliation, il n’appartiendrait à aucune organisation, aucun groupe, aucun cercle… en d’autres termes, pour le prendre le vocabulaire de Pierre Rosanvallon, il serait «désaffilié».

Le contrepoids à ces conceptions est à chercher dans la l’épistémologie de la complexité, notamment avec la notion d’émergence. Cette notion désigne le fait qu’un ensemble quelconque présente des propriétés qui ne sont déductibles à partir de l’examen des propriétés des éléments distincts qui le composent. Et s’il en est ainsi, c’est notamment parce que ces éléments ne sont pas regroupés aléatoirement dans cet ensemble comme des billes de verre dans un sac, mais sont disposés les uns par rapport aux autres selon une organisation spécifique. Le biologiste Albert Jacquard prend cet exemple. L’oxygène (O) et l’hydrogène (H) sont chacun des gaz inflammables. Ils peuvent même être des accélérateurs de feu. Pourtant, une certaine combinaison de ces deux composants (H2O) permet par contre d’éteindre ce même feu. On voit bien que cette propriété de l’eau n’est pas déductible à partir de l’examen des propriétés de ses composants.

Ce qui est valable pour un exemple aussi simple que de l’eau l’est a fortiori pour une forêt, voire même un bosquet, qui ne peuvent se résoudre à la simple juxtaposition d’arbres. Les distances entre les «individus», le nourrissage des adultes par les petits via les réseaux de racines et de mycéliums, les étages de végétation, le couvert végétal et la génération d’humus, la régulation de l’humidité,… fait de cet ensemble un biotope pour de très nombreuses espèces animales et végétales, et dont les propriétés ne se résument pas à la simple coprésence d’un certain nombre d’arbres. Et ce biotope, dans sa complexité, constitue en tant que tel un objet d’étude légitime, distinct d’une étude portant tout aussi légitimement sur un arbre en particulier. Les travaux d’Esnst Zücher sont tout à fait exemplaires de ce propos. (5)

Et qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas! Je ne suis pas occupé à faire ici de l’anthropomorphisme. J’affirme plutôt que la légitimité qui est reconnue aux biologistes (l’étude d’une forêt ne se rabat pas sur le seul niveau de l’étude des caractéristiques d’un arbre) doit également être accordée aux sciences sociales qui se donnent pour objets d’études des ensembles plus vastes que les individus humains abordés dans leur individualité.

 

Où sont les sociologues?

Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues ? Ils et elles semblent effacé.es de l’espace public, précisément en raison du fait que ces disciplines, par la nature de leurs objets d’études, constituent autant de rappels des contraintes qui s’imposent aux individus et que les individus modernes ne veulent plus «conce-voir».

Si les sciences sociales sont désormais quasi absentes des médias, elles semblent aussi avoir disparu des cercles où s’élaborent les décisions politiques. C’était notamment ce même constat qui avait motivé, en 2002, l’ouvrage dirigé par Bernard Lahire, au titre quelque peu provocateur, «A quoi sert la sociologie?». Traductions opérationnelles de cette désaffection: diminutions des financements pour des recherches menées dans ces disciplines, si souvent mises en situation de devoir justifier leur légitimité. Et lorsque les pouvoirs publics cherchent à éclairer une situation qui demande des décisions, c’est à d’autres scientifiques que celles et ceux issus des sciences sociales auxquel.les ils font appel.

La bataille est donc loin d’être gagnée. Mais il peut aussi revenir aux sciences sociales de s’interroger sur ce qui a conduit à cette situation. (6) Sans prétendre faire ainsi le tour de la question, je propose ici quelques pistes, sous la forme d’une paresseuse et désordonnée «bullet points list»

• Veiller à ce que les services «relations publiques» des institutions qui emploient des chercheur/ses en sociologie soient bien informés des sujets de leurs travaux et sur lesquels ils et elles pourraient intervenir avec pertinence dans les débats médiatiques;
• S’enquérir proactivement auprès des autorités publiques des questions pour lesquelles des recherches menées en sociologie pourraient éclairer des domaines dans lesquels des décisions sont à prendre;
• Tout aussi proactivement, prendre contact avec différents médias et faire offre de contributions sur les «sujets de société». On l’a vu, les médias étant très sensibles à ce que font leurs concurrents, une porte ouverte auprès de l’un d’eux est potentiellement des portes ouvertes chez d’autres;
• Repérage volontariste des journalistes, présentateur/trices, animateur/trices, responsables de rubriques,… dont le travail laisse voir la réceptivité aux éclairages des sciences sociales;
• Etudier, avec les outils propres aux sciences sociales, les raisons de l’estompement de la sociologie dans les lieux de débats et de décisions et proposer sur cette base des manières pragmatiques et cohérentes de changer cet état de choses. Un point particulier est celui de la place controversée des expert.es;
• Les médias sont attentifs aux réactions de leur audience. Réagir sur les espaces d’expression qu’ils organisent (commentaires sur leurs sites, messages sur leurs réseaux sociaux et autres «courriers de lecteurs») peut avoir son utilité, pour peu que la critique soit constructive et, mieux, suggère d’autres regards sur l’actualité et des personnes crédibles pour en parler;
• La sociologie n’en a sans doute pas fini avec la nécessité de défendre la spécificité de son objet et à poursuivre ses efforts d’émancipation à l’égard de la philosophie. (7) Réinterroger ses fondements, ses concepts, ses méthodes, ce qu’elle sans doute déjà fait plus que toute autre discipline, peut toujours être fécond; (8)

• …

 

Alors, on conclut ?

Cet article avait commencé comme un billet d’humeur, motivé par l’agaçante omniprésence de la philosophie comme paradigme d’approche des phénomènes de société. Et puis, les choses ont pris davantage d’ampleur. Au fil de l’écriture, on a évoqué la posture de la philosophie (surplomb, détachement des contingences de l’action…), l’air du temps, la société des individus, les règles du jeu interne à l’univers des médias,… Qu’en conclure, alors qu’on a déjà dépassé depuis longtemps le « TLNR? (9)

Dans son imperfection même, cet article prend les apparences d’un nœud que l’on fait dans un mouchoir pour ne pas oublier quelque chose, en l’occurrence, de poursuivre la réflexion. Comment susciter la vigilance, face à tout discours orienté vers un horizon d’indépendance impossible à attendre et qui fait peser sur les individus atomisés un poids exorbitant? Comment ne pas concevoir les relations sociales comme des contraintes dont il faut s’émanciper mais au contraire comme des conditions préalables à nos existences d’êtres sociaux?  Comment fournir au plus grand nombre des occasions d’expérimenter cette dialectique de l’un et du multiple, du même et du différent, des inextricables rapports de co-dépendance qui tissent les sociétés?

Cette imperfection est un peu comme une prise de rendez-vous, une invitation à poursuivre, la réflexion sans doute, mais surtout un appel à l’action, organisée avec d’autres, un appel à faire de la politique, finalement !

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(1) Gregory Bateson a travaillé ce point. On lira notamment son chapitre «La double contrainte, 1969» dans le second tome de son ouvrage: «Vers une écologie de l’esprit» Seuil, 1980. Pages 42-49.
(2) J’ai eu l’occasion de développer ailleurs ce raisonnement. Voir: «Distinguer sans séparer, relier sans confondre».
(3) ERHENBERG Alain, (2018), «La mécanique des passions: cerveau, comportement, société», Odile Jacob, Paris.
(4) Francisco J. VARELA, (1989-1996), «Invitation aux sciences cognitives», Seuil, Points, Science.
Francisco J. VARELA, Evan THOMPSON, Eleanor Rosch, (1993) «L’Inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine», Seuil, la Couleur des Idées.
(5) ZUCHER Ernst, « Les arbres entre visible et invisible », Actes Sud, 2016.
(6) On peut estimer que si l’on est engagé dans une relation qui nous insatisfait, on a intérêt, non à blâmer l’autre (ce qui est sans doute commode, mais ce qui revient aussi à lui laisser les clés du changement espéré), mais au contraire à rechercher quels comportements de notre part contribuent au maintien de cette relation frustrante. Après tout, n’est-ce pas sur nous-mêmes que nous avons la capacité d’action la plus aisée. Dès lors, dans cette approche interactionnelle, changer ces comportements de notre part revient aussi à modifier les modalités de cette relation.
(7) Voir: Tarragoni F. (2016). « L’émancipation de la pensée sociologique: point de vue aveugle? » Revue Mauss, 2016/2, n°48, pages 117-134.
(8) Pensons à cette ouvrage provocateur de Bruno LATOUR: «Changer de société, refaire de la sociologie», avec sa proposition de la «sociologie de l’acteur-réseau», invitant à revisiter la notion même de société et à inclure résolument les non humains dans la réflexion. La Découverte/Poche, 2007.
(9) Too Long No Read, («Trop long, je ne lis pas») est l’acronyme d’un projet d’intelligence artificielle sur lequel travaille Facebook et qui consiste à résumer automatiquement des articles de presse jugés trop longs en les transformant listes de «bullet points».

Pargerardpirotton

La casquette rouge

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Nous ne comprenons généralement pas comment un personnage aussi grossier, inculte et fat que cet homme a pu rassembler les votes et les enthousiasmes de près de la moitié des électrices et électeurs US.
Or, lorsque nous le qualifions de rustre, nous adoptons à son égard une position de supériorité méprisante. Et c’est précisément cette attitude de mépris qui est prêtée, par de très larges franges de l’opinion publique américaine, aux «élites de Washington».

«Vous vous sentez méprisés par les élites: moi aussi je le suis, identifiez-vous à moi!», clame-t-il ! Et ça marche.

Alors, relisons Axel Honneth (la lutte pour la reconnaissance) et Cynthia Fleury (le ressentiment) et tirons-en des conclusions responsables…

Pargerardpirotton

Dérèglements climatiques: quand et comment agir?

Prenons cette analogie. Un robinet fuit. Ce que je sais du fonctionnement d’un robinet me permet de conclure à la nécessité de changer le joint qui a perdu de son élasticité, au fil des usages. Cela demande de couper l’eau sous l’évier, de démonter une partie du robinet, d’ôter l’ancien joint écrasé et de le remplacer par un nouveau joint, bien élastique.
Malgré ce savoir, je ne suis pourtant pas prêt à faire cet effort et je me contente de serrer plus fort le levier. Je sais pourtant que, faisant cela, j’écrase plus encore le joint et donc que je le détériore davantage. Je finis par devoir utiliser une clé à molette, la force de mes doigts étant devenue insuffisante. Avec une telle solution, que je finis par… casser le robinet!
Je suis donc contraint de faire venir un plombier, pour remplacer complètement ce robinet alors qu’une petite intervention, entreprise à temps, m’aurait permis d’éviter. Malgré ma connaissance du fonctionnement d’un robinet, en reculant devant le coût d’un nouveau joint et le temps nécessaire à une intervention légère, je suis conduit, dans l’urgence, à procéder à des dépenses beaucoup plus importantes.

Telle est la situation devant laquelle se trouve l’humanité. L’enjeu démocratique majeur –notamment– est alors celui de la légitimité de mesures radicales, vitales, qu’il est crucial de prendre. Et ces mesures doivent être prises pour éviter les catastrophes, sur base de la conscience que l’on en a, avant même qu’elles ne soient massivement là et qu’il soit trop tard.

Pargerardpirotton

Sortir du nucléaire : remettre l’avenir au cœur du débat démocratique

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«Les méchants ont sans doute découvert quelque chose que les bons ignorent». – Woody Allen

L’opposition au nucléaire comme source d’énergie a été pour moi fondatrice. Au moment de la vie où se construisent les options qui structurent une vie et lui donnent sa colonne vertébrale, le combat anti-nucléaire a bâti chez moi quelques convictions et vigilances que réactive l’actualité (fermeture des centrales en 2025)

J’entends aujourd’hui des arguments qui font montre de la même mauvaise foi, du même cynisme, de la même inconscience qu’il y a quarante ans. Ainsi, les médias parlent de peur et d’angoisse et d’une population que des porte-parole divers s’efforcent de rassurer. Prenons cela comme point de départ pour en démonter la logique fallacieuse.

Selon ce discours, la peur serait du côté de la population ignorante, tandis que le savoir rassurant serait du côté des experts. Il serait démagogique de surfer sur cette peur pour relancer le débat contre l’option nucléaire et la décision de fermeture progressive des centrales n’aurait été dictée que par des raisons idéologiques…

Démonter les logiques sous-jacentes

On le voit : du point de vue des partisans du nucléaire, la logique caricaturale argumentative se construit en une opposition binaire. Les anti-nucléaires seraient irrationnels et émotionnels, passéistes, surferaient avec démagogie sur des craintes non fondées, n’avanceraient que les arguments idéologiques, tandis que les pro-nucléaires seraient rationnels et guidés par l’expertise des scientifiques de pointe, le souci d’assurer de façon responsable et réaliste un approvisionnement énergétique nécessaire au progrès.

Anti- nucléaire Pro-nucléaire
Irrationnel Rationnel
Passéiste Progressiste
Démagogique Responsable
Idéologique Réaliste

Si l’on veut pouvoir penser et agir aujourd’hui, c’est très précisément ce cadre implicite qu’il s’agit d’identifier, de contester et de refuser. Mais il s’agit surtout de bien voir qu’il peut être retourné, point par point. Les analyses et les propositions des écologistes montrent qu’il est irresponsable, irrationnel et intenable de conserver au nucléaire la place occupée aujourd’hui dans la production d’électricité et qu’une politique d’avenir se doit de tourner le dos à ce choix historique.

Des experts s’approprient le débat.

Il y a d’autres choses encore. Le recours à des experts pour expliquer ce qui se passe contribue à faire de l’option nucléaire une affaire de haute technicité, limitant les discussions à une sphère extrêmement réduite de spécialistes. Ce recours à l’expertise de techniciens (on va procéder à des crash tests…) infantilise une opinion publique. Ne rassure-t-on un enfant pour qu’il s’endorme et pour que les adultes puissent s’occuper des choses grandes personnes ?

On ne fait pas appel à la responsabilité et à l’intelligence citoyennes et le débat politique démocratique se voit exproprié d’un sujet fondamental : les orientations prioritaires de notre avenir collectif.

Aujourd’hui la question n’est donc pas «Faut-il sortir ou non du nucléaire ?» mais plutôt «Comment s’agit-il de réorganiser nos modes de vie et de vivre ensemble sur cette planète pour pouvoir sortir au plus tôt du nucléaire, tout en gérant, pendant des centaines, voire des milliers d’années, les conséquences des options énergétiques prises dans les années soixante et septante?».

Seuls de vastes débats démocratiques et une pédagogie des enjeux peuvent construire un contrepoids suffisant pour soutenir des décisions politiques courageuses, qui devront aller résolument à l’encontre des intérêts financiers, industriels et géopolitiques qui sont en jeu.

Gérard Pirotton
Dans les suites de Fukushima – 17 mars 2011