Covid, artifice, médias et démocratie
Un schéma devenu habituel
L’avez-vous remarqué également ? Le schéma se répète : la présentation par les médias d’une mesure gouvernementale prend souvent la structure suivante. La décision est tout d’abord brièvement exposée, soit par un.e journaliste, soit par un.e ministre. Les auditeurs et téléspectateurs ont ensuite droit, pour évaluer cette mesure, à un « interview de terrain », présentant des personnes qui témoignent de la manière dont ils la vivent. Tel est le « pattern » régulièrement utilisé.
Prenons un exemple : l’interdiction des feux d’artifice, lors du réveillon de la Saint-Sylvestre. Après l’annonce factuelle de la mesure, les téléspectateurs ont droit à l’interview de la gérante d’un magasin spécialisé. Elle explique combien cette période des fêtes est cruciale pour son commerce. Elle affirme ne pas comprendre la mesure. Selon elle, les fusées sont utilisées en extérieur et elles nécessitent une distance de sécurité. Rien ne justifierait donc une interdiction. On la voit alors déambuler, seule dans son magasin, dont les rayons sont remplis de déguisements que personne n’est venu acheter. Qu’en retient le/la téléspectateur/trice assis dans son salon ? D’une part, le désarroi et l’incompréhension de cette commerçante et d’autre part la violence d’un gouvernement qui prend des décisions incohérentes et chaotiques, sans se soucier de leurs impacts sur « les gens ».
Qu’est-ce qui peut bien motiver ce type de traitement, où prévalent l’absence de toute explication et l’abord « compassionnel » du sujet ? Passons sur le fait que cette « coutume » des feux d’artifice est une horreur pour les animaux, ainsi réveillés en pleine nuit par un bruit insensé. L’explication de cette mesure n’est pourtant pas très compliquée, ni à présenter, ni à comprendre : chaque année, les services d’urgence voient débarquer des personnes blessées par des engins pyrotechniques qu’elles ont manipulés. S’agit-il vraiment de donner aux hôpitaux un tel surcroit de travail en plein Covid ?
Si le traitement compassionnel était vraiment pertinent (ce qui est à discuter et c’est d’ailleurs ce que l’on va faire), il aurait alors été plus adéquat d’interviewer un.e membre du personnel d’un service d’urgence d’un hôpital, témoignant de ce qui se passe chaque année à cette occasion, qu’ils/elles sont épuisé.es et débordée.es par la pandémie et n’ont vraiment pas besoin de cela en plus ! Ce n’est donc pas ce qui a été fait : pourquoi ?
L’arbre sans forêt
Le discours généralement tenu dans les écoles de communication et dans les rédactions souligne l’importance de rejoindre le public dans ce qui est susceptible de le toucher. Raconter une histoire, à hauteur d’hommes et de femmes de tous les jours, des personnes auxquelles il est possible de s’identifier, compte au nombre des moyens de mise en scène de l’information, au service de cette intention. On est convaincu qu’accrocher émotionnellement le/la téléspectateur/trice « Lambda » va piquer sa curiosité et susciter son intérêt. Rien n’est pourtant moins sûr. Par quelle magie en effet une identification à une personne présentée comme une héroïne de quotidien peut-elle conduire à une compréhension affinée d’un phénomène social ? Dans les faits, c’est bien sur la personne singulière prise en illustration que l’on met le focus et non sur la dimension plus globale et collective, dont il aurait pourtant fallu rendre compte. On active ainsi un mode de raisonnement bancal, quoique très largement répandu, qui consiste à généraliser la situation d’une personne à un ensemble, un peu comme si l’on pouvait comprendre la forêt en se focalisant sur un seul arbre.
Si comparaison n’est pas raison, une petite histoire reste toujours la bienvenue. Imaginons que quelqu’un raconte ceci. « Moi, je connais un médecin qui a engagé la femme d’un collègue comme sa secrétaire médicale et ce collègue a fait de même avec la femme du premier. Après le nombre de mois voulu, ils les ont licenciées toutes les deux, ce qui leur a donné à chacune le droit au chômage. Avec ça, elles se payent leurs fringues. Vous voyez bien que tous les chômeurs sont des profiteurs ! » Passons sur le chapelet de stéréotypes que cette histoire charrie, sur les femmes, les professions libérales… Retenons ici qu’elle met surtout en œuvre ce mécanisme de généralisation qui consiste à attribuer à un ensemble dont on ne connait rien ce que l’on prétend connaître à propos d’un seul élément de cet ensemble. Ce à quoi invite ce schéma récurrent, qui met en scène une personne du quotidien, c’est donc bien à un raisonnement bancal de généralisation abusive.adéquat
Le cœur a ses raisons.
Il y a des années, je donnais un cours sur les médias. J’avais donné aux étudiant.es des consignes pour procéder à une comparaison systématique entre le traitement de l’info par les JT de RTL et de la RTBF. J’avais invité une réalisatrice à venir commenter ensuite le résultat de leurs travaux. Je retiens cette déclaration de l’experte : « Je n’ai pas vu les infos, hier soir. Mais je suis sûre que pour couvrir cette histoire de rivière qui a débordé, la RTBF aura interviewé un hydrogéologue et RTL aura montré une ménagère qui nettoie des dégâts de l’inondation dans sa maison. » Et elle avait raison, c’était effectivement ainsi que le deux chaînes avaient choisi de traiter l’info. Aujourd’hui, on ne pourrait sans doute plus constater une telle différence. En sommes-nous arrivés à une « RTLisation » du traitement de l’information, comme résultat d’une concurrence entre les médias ? (1)
Un observateur avisé de l’évolution des médias utilise le terme d’ « émocratie », pour désigner notamment ce recours systématique à l’émotion pour traiter l’info. C’est la thèse que défend Jean-Jacques Jespers, qui fut tout à la fois professionnel des médias et professeur de journalisme. Il a récemment exposé cela dans un interview publié dans Alter-Echos. On pourrait rétorquer qu’un.e téléspectateur/trice hyper-sollicité.e nécessite, pour l’attirer, d’avoir recours à de tels moyens. Dans ce cas, le remède pourrait être pire que le mal, car il joue comme feedback amplificateur du problème qu’il est sensé affronter. Inviter à la compréhension des réalités sociales en ne présentant que des témoignages individuels est quelque peu contradictoire, dans la mesure où, cherchant à tenir compte d’une tendance à une centration sur l’individu, on l’encourage à s’y obstiner.
La mesure de toute politique
Cette manière de construire la présentation de l’information revient à donner raison à celles et ceux qui pensent que, parce qu’ils n’en comprennent pas les motivations, une décision prise par une autorité est forcément incohérente et vexatoire, surtout s’ils estiment être personnellement visés par cette mesure.
Une telle approche ne pêche pas seulement par le fait de ne se focaliser que sur le seul premier niveau de la « Grille d’Ardoino ». Elle invite surtout à n’évaluer la pertinence d’une politique qu’à l’aune des impacts qu’elle peut avoir sur la situation personnelle de chacun.e, considéré.e isolément de la complexité d’ensembles sociaux plus vastes. Alors que les médias devraient se donner une rigueur, à la hauteur de leurs responsabilités dans la qualité des arguments échangés dans l’espace public, (2) c’est au contraire cette dramatique réduction à l’individu qui est ainsi alimentée.
Pourtant, faire société ne suppose-t-il pas de se sentir partie prenante de vastes ensembles, auxquels je suis disposé.e aujourd’hui à contribuer, selon mes moyens, tandis que d’autres peuvent en bénéficier selon leurs besoins, tout autant que moi-même, le moment venu ? La légitimité de la sécurité sociale est fondée sur cette conception.
On peut donc se poser la question : comment peut-on encore faire société si l’ensemble dont je me sens solidaire finit par se restreindre… au seul moi-même !?
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(1) Voir sur ce site un article consacré à la manière dont les médias rendent compte des conflits sociaux.
(2) On renvoie ici au sens tel que forgé par Jurgen Habermas. On en lira une présentation rapportée aux médias par Marc Lits
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