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Pargerardpirotton

Généralement, je déteste des philosophes

Entendons-nous bien, dès le départ: j’ai même des ami.es philosophes, çà n’a rien à voir. Non, moi je parle ici des philosophes dont les médias sont friands. Et ce qui prend quelquefois un ton caustique n’en est pas moins argumenté, comme on va le lire.

La première chose qui me les rend insupportables, c’est cette posture massive de surplomb, au-dessus de la mêlée, dégagée des bassesses qui sont le quotidien du plus grand nombre, une posture qui pourrait se formuler pragmatiquement dans ce genre: «Vous êtes des idiots, empêtrés dans les contingences et les vicissitudes de vos petites vies. Moi, je sais prendre de la hauteur. J’aime à le dire avec un brio et si vous prenez cela pour de l’arrogance, tant pis pour vous!»
Pour le formuler encore en d’autres termes : cela s’apparente à du mépris.

La deuxième chose qui m’insupporte est qu’ils (ah oui, ce sont des hommes…) parlent en «je» et qu’ils invitent donc à penser en «je». Nous y sommes tellement habitué.es que cela ne nous choque plus, cela pourrait même nous flatter… Or, la société n’est pas, contrairement à leur implicite jamais interrogé, une constellation d’individus pensants. Pire: cet implicite est une option politique, celle qu’exprimait en son temps la Première Ministre de Grande-Bretagne, Margaret Thatcher : «There is no such thing as society», ce que l’on pourrait traduire par:

«Une société, ça n’existe pas, il n’y a que des individus».

Ce projet réductionniste restreint chaque personne à sa qualité de personne insulaire, à l’image des agrégats de consommateur/trices que considèrent les concepteurs de campagnes marketing, dans la suite des penseurs de l’idéal du marché. C’est enfin une focalisation sur le seul premier niveau de la grille d’Ardoino, qui en compte pourtant quatre ou cinq autres.

Troisièmement: leur approche est résolument conceptuelle, faisant un abondant usage de termes en «-isme» et en «-ité». Je ne nie pas l’intérêt et la légitimité de ces concepts, mais je pointe davantage un travers majeur, qui consiste à « substantifier » ce qui n’est avant tout qu’une idée. (1) On pourrait presque apparenter cela à du bovarysme, la beauté esthétique idéelle des concepts constituant un monde refuge, qui permet de se préserver des immanquables frustrations du monde réel. De plus, ces concepts sont le plus souvent élaborés dans une acception aristotélicienne, comme on va le voir, un trait critiquable et pourtant d’autant plus usité qu’on se situe dans la seule sphère de idées.

Quatrième argument: un usage massif d’un «nous», sensé rassembler tout le monde dans ses filets, indistinctement et sans le moindre questionnement sur l’usage de ce pronom. Ce trait est particulièrement critiquable, dans la mesure où il présuppose une communauté de situation, de réflexion, d’action et de responsabilité qui n’existe tout simplement pas dans la «triviale réalité». Ce «nous» présuppose l’évidence d’une unanimité qui est posée comme un axiome, alors que nos expériences de situations sociales fournissent autant d’occasions de percevoir l’inverse: conflits d’intérêts, différences socio-économiques, de visions du monde… tissent le quotidien des sociétés.

 

Deux approches philosophiques

On l’aura compris, je ne suis pas philosophe. Ce qui ne m’empêche pas de m’y être intéressé et de pouvoir modestement proposer une distinction entre deux conceptions contrastées, que les personnes davantage que moi documentées en histoire de la philosophie, seraient sans doute à même de commenter bien davantage.

Une première conception consiste à considérer que les «idées» sont premières et qu’elles conduisent ensuite à l’action qui en découle. En cohérence avec cette option, la tâche des penseurs consiste à construire des modèles de pensée, fournir des repères, des instruments pour juger. Le centre de gravité est ici la rigueur de la réflexion et la cohérence du modèle, d’autres ayant en charge de mener des actions cohérentes. Séparation nette, donc, entre la sphère de l’action et celle de la réflexion.

Une autre conception consiste à considérer que les acteurs socio-politiques agissent, selon les opportunités que présentent les situations qu’ils affrontent, mobilisant pour cela des représentations du monde et une visée de ce qui est désirable à leurs yeux, plus ou moins explicitement. Dans ce cas, la tâche des penseurs consiste à observer, écouter et élucider les fondements plus ou moins implicites de ces conduites et à en manifester les soubassements. L’action est ici la source d’inspiration du travail réflexif, les acteurs eux/elles-mêmes pouvant très bien s’y livrer. C’est très exactement ce que Gramsci, revisitant ce terme repris à Aristote, entendait par la «praxis».

On l’aura compris, je me sens davantage d’affinités avec la seconde option. Selon moi, les idées n’ont guère de pertinence en elles-mêmes, tant que des acteurs ne s’en sont pas saisis pour donner sens à la situation qu’ils vivent, apprécier la mesure dans laquelle elles leur conviennent ou non, identifier un horizon désirable et guider l’organisation de moyens concrets pour y arriver. Et dans le monde de l’action, de la contingence, les choses sont rarement aussi limpides que dans le monde des idées… On pourrait d’ailleurs le rappeler: dans l’antiquité grecque, des philosophes écrivaient bien peu : leur œuvre philosophique était leur vie elle-même, comme matière à leur propre réflexion autant qu’à celles de leurs contemporains.

 

Une relation de domination

La première approche, conceptuelle, consiste à clore sur lui-même le monde des idées, laissant à d’autres le soin de les incarner. Dans cette conception, les mondes de la pensée et de l’action sont des mondes distincts, si pas étanches, mais qui relèvent en tout cas de logiques internes, de pertinences et de systèmes de légitimation bien distincts. Mais il y a plus: la structure de la relation entre pensée et action est conçue ici comme une structure de domination. Et elle fait écho à d’autres structures de dominations comme celles de l’esprit sur le corps, de l’être humain sur la nature, de l’intellectuel sur le manuel, de celui qui a des biens et des loisirs sur celui qui doit travailler pour subvenir à ses besoins, voire de l’«homme» sur la «femme»…

 

De bons clients des médias.

Finalement, que des personnes raisonnent dans les termes que j’ai démontés plus haut, après tout, pourquoi pas, c’est leur droit. Le plus exaspérant dans tout cela, c’est la place que ce discours philosophique prend dans les médias, envahissant tous les lieux d’expression et s’installant comme seule parole légitime, dès qu’il s’agit de commenter des faits de société. Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues? C’est alors ce qu’il s’agit de comprendre.
Pour avoir déjà examiné une question analogue à propos d’un autre objet (il s’agissait, en l’occurrence, la manière dont les médias rendent compte des conflits sociaux), je propose une première exploration de cette question : quels sont les éléments internes au système médiatique qui peuvent expliquer cet état de fait ? Ainsi, on peut interroger la formation des journalistes et des animateur/trices et s’inquiéter de savoir quelles sont les sciences sociales qu’ils/elles ont été rencontré.es dans leur parcours. On sait par exemple la tendance des professionnel.les des médias à faire appel, dans l’urgence que leur imposent leurs conditions de travail, à des personnes croisées dans leur parcours de formation.

On peut aussi s’intéresser à ce qui préside à la conception des grilles de programmes. Dans un contexte concurrentiel, c’est notamment la comparaison qui est faite avec les autres opérateurs qui guide ces choix, qu’il s’agisse d’imiter ou de se distinguer. Plus: le suivi quasi immédiat des taux d’audience peut conduire à inviter dans un studio un invité qui a «cartonné» peu avant chez un concurrent. Il s’agit donc d’une gamme d’explications qui ressortissent des règles du jeu interne au système des médias. Ne négligeons pas non plus l’efficacité des «services de Com.» des éditeurs, qui sont en situation de fournir aux médias des auteurs «qui passent» bien…

 

L’omniprésence de l’individu

On est sans doute loin d’avoir fait le tour de la question, quant aux règles du jeu qui prévalent au sein du champ médiatique. On en restera là, à ce stade, pour agrandir ensuite bien plus largement la focale et s’interroger sur ce qui peut bien expliquer cette omniprésence du discours philosophique. J’y vois pour ma part une résonnance avec la «société des individus», pour reprendre le titre de l’ouvrage classique du sociologue Norbert Elias. En Occident tout au moins, la croyance contemporaine selon laquelle la société est composée d’individus est en fait le résultat d’un processus étalé sur plusieurs siècles et qui débouche sur un paradoxe : à l’instant même où une personne se conçoit comme un individu, elle s’actualise comme le pur produit de cette évolution, dont elle est ainsi le témoignage autant que le relais. Dans le même mouvement, elle affirme son autonomie à l’égard des contraintes sociales, en même temps qu’elle manifeste aussi le point où elle s’y conforme. (2)

Cette centration sur l’individu pensant est loin d’être une exclusivité de la philosophie. Le scénario qui prévaut dans l’économie orthodoxe d’un consommateur rationnel qui collecte complètement une information disponible sur le marché et prend sur cette base des décisions qui visent à maximiser ses intérêts, contribuant ainsi à l’équilibre optimal dudit marché, sans la moindre régulation extérieure que la «main invisible» du marché, apparaît comme une fiction aussitôt que l’on observe les comportements économiques avec d’autres yeux que ceux des économistes.

On retrouve également cette même centration sur l’individu pensant, dans le champ des sciences de l’éducation. Ainsi, l’usage du si crispant vocable d’ «apprenant», dont l’implicite est celui d’un individu isolé, détaché des relations sociales dont il est issu, en même temps qu’il y prend place. Cette conception occulte la vision d’une personne socialement, culturellement, sociologiquement… située, dont les capacités de réflexion sont issues de son histoire sociale et de ses attachements/détachements, de ses aspirations et de ses renoncements…

Les succès scientifiques et éditoriaux des sciences cognitives participent sans doute du même mouvement. C’est l’objet d’un récent ouvrage d’Alain Ehrenberg qu’il consacre, non aux sciences cognitives et aux neurosciences, mais plus précisément aux conditions sociétales de leur succès, ou de leur «réception» (3) Il souligne notamment que L’individu idéalisé par l’approche cognitive est donc aussi celui qui est privilégié dans les modes d’organisation du travail autant que dans la conditionnalité des aides sociales. L’idéal social majeur aujourd’hui met au centre la valeur d’autonomie comme valeur pivot qui organise nos attentes à l’égard d’une vie bonne et l’actualisation de nos potentialités. De plus, l’image sous-jacente qui est massivement à l’œuvre est la métaphore l’ordinateur. Une question qi guide encore nombre de recherches et celle-ci: quelles sont les compétences à maîtriser par une machine, de manière à ce qu’elle soit capable de dialoguer avec une autre? On occulte ainsi le fait que, dans le cas de sujets humains, ces compétences sont aussi des habilités construites, tant dans son histoire personnelle, en relation avec d’autres sujets humains (ontogénèse) et ses environnements non-humains, mais également issus d’une sélection au fil de l’évolution de l’espère humaine (phylogénèse). Autre oublié, et non des moindres : le corps. On se réfèrera ici tout particulièrement à l’œuvre de Francisco Varela. (4)

Dans le champ politique, l’usage récurrent du terme de «citoyen.ne» participe de ce même mouvement de pensée. Le/la citoyen.ne est généralement paré de toutes les vertus, réflexivité, réactivité immédiate (Ah cette insupportable mode des micros-trottoirs!) mais surtout abordé comme un être isolé, capable de formuler seul et instantanément un avis péremptoire, sans avoir besoin pour cela d’échanger avec d’autres, d’enrichir sa propre réflexion au contact d’autres points de vue… On retrouve ici la deuxième critique adressée plus haut à l’expression majoritaire des philosophes médiatiquement exposé: Cet individu serait sans affiliation, il n’appartiendrait à aucune organisation, aucun groupe, aucun cercle… en d’autres termes, pour le prendre le vocabulaire de Pierre Rosanvallon, il serait «désaffilié».

Le contrepoids à ces conceptions est à chercher dans la l’épistémologie de la complexité, notamment avec la notion d’émergence. Cette notion désigne le fait qu’un ensemble quelconque présente des propriétés qui ne sont déductibles à partir de l’examen des propriétés des éléments distincts qui le composent. Et s’il en est ainsi, c’est notamment parce que ces éléments ne sont pas regroupés aléatoirement dans cet ensemble comme des billes de verre dans un sac, mais sont disposés les uns par rapport aux autres selon une organisation spécifique. Le biologiste Albert Jacquard prend cet exemple. L’oxygène (O) et l’hydrogène (H) sont chacun des gaz inflammables. Ils peuvent même être des accélérateurs de feu. Pourtant, une certaine combinaison de ces deux composants (H2O) permet par contre d’éteindre ce même feu. On voit bien que cette propriété de l’eau n’est pas déductible à partir de l’examen des propriétés de ses composants.

Ce qui est valable pour un exemple aussi simple que de l’eau l’est a fortiori pour une forêt, voire même un bosquet, qui ne peuvent se résoudre à la simple juxtaposition d’arbres. Les distances entre les «individus», le nourrissage des adultes par les petits via les réseaux de racines et de mycéliums, les étages de végétation, le couvert végétal et la génération d’humus, la régulation de l’humidité,… fait de cet ensemble un biotope pour de très nombreuses espèces animales et végétales, et dont les propriétés ne se résument pas à la simple coprésence d’un certain nombre d’arbres. Et ce biotope, dans sa complexité, constitue en tant que tel un objet d’étude légitime, distinct d’une étude portant tout aussi légitimement sur un arbre en particulier. Les travaux d’Esnst Zücher sont tout à fait exemplaires de ce propos. (5)

Et qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas! Je ne suis pas occupé à faire ici de l’anthropomorphisme. J’affirme plutôt que la légitimité qui est reconnue aux biologistes (l’étude d’une forêt ne se rabat pas sur le seul niveau de l’étude des caractéristiques d’un arbre) doit également être accordée aux sciences sociales qui se donnent pour objets d’études des ensembles plus vastes que les individus humains abordés dans leur individualité.

 

Où sont les sociologues?

Où sont les sociologues, les anthropologues, les politologues, les psychosociologues ? Ils et elles semblent effacé.es de l’espace public, précisément en raison du fait que ces disciplines, par la nature de leurs objets d’études, constituent autant de rappels des contraintes qui s’imposent aux individus et que les individus modernes ne veulent plus «conce-voir».

Si les sciences sociales sont désormais quasi absentes des médias, elles semblent aussi avoir disparu des cercles où s’élaborent les décisions politiques. C’était notamment ce même constat qui avait motivé, en 2002, l’ouvrage dirigé par Bernard Lahire, au titre quelque peu provocateur, «A quoi sert la sociologie?». Traductions opérationnelles de cette désaffection: diminutions des financements pour des recherches menées dans ces disciplines, si souvent mises en situation de devoir justifier leur légitimité. Et lorsque les pouvoirs publics cherchent à éclairer une situation qui demande des décisions, c’est à d’autres scientifiques que celles et ceux issus des sciences sociales auxquel.les ils font appel.

La bataille est donc loin d’être gagnée. Mais il peut aussi revenir aux sciences sociales de s’interroger sur ce qui a conduit à cette situation. (6) Sans prétendre faire ainsi le tour de la question, je propose ici quelques pistes, sous la forme d’une paresseuse et désordonnée «bullet points list»

• Veiller à ce que les services «relations publiques» des institutions qui emploient des chercheur/ses en sociologie soient bien informés des sujets de leurs travaux et sur lesquels ils et elles pourraient intervenir avec pertinence dans les débats médiatiques;
• S’enquérir proactivement auprès des autorités publiques des questions pour lesquelles des recherches menées en sociologie pourraient éclairer des domaines dans lesquels des décisions sont à prendre;
• Tout aussi proactivement, prendre contact avec différents médias et faire offre de contributions sur les «sujets de société». On l’a vu, les médias étant très sensibles à ce que font leurs concurrents, une porte ouverte auprès de l’un d’eux est potentiellement des portes ouvertes chez d’autres;
• Repérage volontariste des journalistes, présentateur/trices, animateur/trices, responsables de rubriques,… dont le travail laisse voir la réceptivité aux éclairages des sciences sociales;
• Etudier, avec les outils propres aux sciences sociales, les raisons de l’estompement de la sociologie dans les lieux de débats et de décisions et proposer sur cette base des manières pragmatiques et cohérentes de changer cet état de choses. Un point particulier est celui de la place controversée des expert.es;
• Les médias sont attentifs aux réactions de leur audience. Réagir sur les espaces d’expression qu’ils organisent (commentaires sur leurs sites, messages sur leurs réseaux sociaux et autres «courriers de lecteurs») peut avoir son utilité, pour peu que la critique soit constructive et, mieux, suggère d’autres regards sur l’actualité et des personnes crédibles pour en parler;
• La sociologie n’en a sans doute pas fini avec la nécessité de défendre la spécificité de son objet et à poursuivre ses efforts d’émancipation à l’égard de la philosophie. (7) Réinterroger ses fondements, ses concepts, ses méthodes, ce qu’elle sans doute déjà fait plus que toute autre discipline, peut toujours être fécond; (8)

• …

 

Alors, on conclut ?

Cet article avait commencé comme un billet d’humeur, motivé par l’agaçante omniprésence de la philosophie comme paradigme d’approche des phénomènes de société. Et puis, les choses ont pris davantage d’ampleur. Au fil de l’écriture, on a évoqué la posture de la philosophie (surplomb, détachement des contingences de l’action…), l’air du temps, la société des individus, les règles du jeu interne à l’univers des médias,… Qu’en conclure, alors qu’on a déjà dépassé depuis longtemps le « TLNR? (9)

Dans son imperfection même, cet article prend les apparences d’un nœud que l’on fait dans un mouchoir pour ne pas oublier quelque chose, en l’occurrence, de poursuivre la réflexion. Comment susciter la vigilance, face à tout discours orienté vers un horizon d’indépendance impossible à attendre et qui fait peser sur les individus atomisés un poids exorbitant? Comment ne pas concevoir les relations sociales comme des contraintes dont il faut s’émanciper mais au contraire comme des conditions préalables à nos existences d’êtres sociaux?  Comment fournir au plus grand nombre des occasions d’expérimenter cette dialectique de l’un et du multiple, du même et du différent, des inextricables rapports de co-dépendance qui tissent les sociétés?

Cette imperfection est un peu comme une prise de rendez-vous, une invitation à poursuivre, la réflexion sans doute, mais surtout un appel à l’action, organisée avec d’autres, un appel à faire de la politique, finalement !

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(1) Gregory Bateson a travaillé ce point. On lira notamment son chapitre «La double contrainte, 1969» dans le second tome de son ouvrage: «Vers une écologie de l’esprit» Seuil, 1980. Pages 42-49.
(2) J’ai eu l’occasion de développer ailleurs ce raisonnement. Voir: «Distinguer sans séparer, relier sans confondre».
(3) ERHENBERG Alain, (2018), «La mécanique des passions: cerveau, comportement, société», Odile Jacob, Paris.
(4) Francisco J. VARELA, (1989-1996), «Invitation aux sciences cognitives», Seuil, Points, Science.
Francisco J. VARELA, Evan THOMPSON, Eleanor Rosch, (1993) «L’Inscription corporelle de l’esprit, Sciences cognitives et expérience humaine», Seuil, la Couleur des Idées.
(5) ZUCHER Ernst, « Les arbres entre visible et invisible », Actes Sud, 2016.
(6) On peut estimer que si l’on est engagé dans une relation qui nous insatisfait, on a intérêt, non à blâmer l’autre (ce qui est sans doute commode, mais ce qui revient aussi à lui laisser les clés du changement espéré), mais au contraire à rechercher quels comportements de notre part contribuent au maintien de cette relation frustrante. Après tout, n’est-ce pas sur nous-mêmes que nous avons la capacité d’action la plus aisée. Dès lors, dans cette approche interactionnelle, changer ces comportements de notre part revient aussi à modifier les modalités de cette relation.
(7) Voir: Tarragoni F. (2016). « L’émancipation de la pensée sociologique: point de vue aveugle? » Revue Mauss, 2016/2, n°48, pages 117-134.
(8) Pensons à cette ouvrage provocateur de Bruno LATOUR: «Changer de société, refaire de la sociologie», avec sa proposition de la «sociologie de l’acteur-réseau», invitant à revisiter la notion même de société et à inclure résolument les non humains dans la réflexion. La Découverte/Poche, 2007.
(9) Too Long No Read, («Trop long, je ne lis pas») est l’acronyme d’un projet d’intelligence artificielle sur lequel travaille Facebook et qui consiste à résumer automatiquement des articles de presse jugés trop longs en les transformant listes de «bullet points».

Pargerardpirotton

La casquette rouge

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Nous ne comprenons généralement pas comment un personnage aussi grossier, inculte et fat que cet homme a pu rassembler les votes et les enthousiasmes de près de la moitié des électrices et électeurs US.
Or, lorsque nous le qualifions de rustre, nous adoptons à son égard une position de supériorité méprisante. Et c’est précisément cette attitude de mépris qui est prêtée, par de très larges franges de l’opinion publique américaine, aux «élites de Washington».

«Vous vous sentez méprisés par les élites: moi aussi je le suis, identifiez-vous à moi!», clame-t-il ! Et ça marche.

Alors, relisons Axel Honneth (la lutte pour la reconnaissance) et Cynthia Fleury (le ressentiment) et tirons-en des conclusions responsables…

Pargerardpirotton

Dérèglements climatiques: quand et comment agir?

Prenons cette analogie. Un robinet fuit. Ce que je sais du fonctionnement d’un robinet me permet de conclure à la nécessité de changer le joint qui a perdu de son élasticité, au fil des usages. Cela demande de couper l’eau sous l’évier, de démonter une partie du robinet, d’ôter l’ancien joint écrasé et de le remplacer par un nouveau joint, bien élastique.
Malgré ce savoir, je ne suis pourtant pas prêt à faire cet effort et je me contente de serrer plus fort le levier. Je sais pourtant que, faisant cela, j’écrase plus encore le joint et donc que je le détériore davantage. Je finis par devoir utiliser une clé à molette, la force de mes doigts étant devenue insuffisante. Avec une telle solution, que je finis par… casser le robinet!
Je suis donc contraint de faire venir un plombier, pour remplacer complètement ce robinet alors qu’une petite intervention, entreprise à temps, m’aurait permis d’éviter. Malgré ma connaissance du fonctionnement d’un robinet, en reculant devant le coût d’un nouveau joint et le temps nécessaire à une intervention légère, je suis conduit, dans l’urgence, à procéder à des dépenses beaucoup plus importantes.

Telle est la situation devant laquelle se trouve l’humanité. L’enjeu démocratique majeur –notamment– est alors celui de la légitimité de mesures radicales, vitales, qu’il est crucial de prendre. Et ces mesures doivent être prises pour éviter les catastrophes, sur base de la conscience que l’on en a, avant même qu’elles ne soient massivement là et qu’il soit trop tard.

Pargerardpirotton

Sortir du nucléaire : remettre l’avenir au cœur du débat démocratique

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«Les méchants ont sans doute découvert quelque chose que les bons ignorent». – Woody Allen

L’opposition au nucléaire comme source d’énergie a été pour moi fondatrice. Au moment de la vie où se construisent les options qui structurent une vie et lui donnent sa colonne vertébrale, le combat anti-nucléaire a bâti chez moi quelques convictions et vigilances que réactive l’actualité (fermeture des centrales en 2025)

J’entends aujourd’hui des arguments qui font montre de la même mauvaise foi, du même cynisme, de la même inconscience qu’il y a quarante ans. Ainsi, les médias parlent de peur et d’angoisse et d’une population que des porte-parole divers s’efforcent de rassurer. Prenons cela comme point de départ pour en démonter la logique fallacieuse.

Selon ce discours, la peur serait du côté de la population ignorante, tandis que le savoir rassurant serait du côté des experts. Il serait démagogique de surfer sur cette peur pour relancer le débat contre l’option nucléaire et la décision de fermeture progressive des centrales n’aurait été dictée que par des raisons idéologiques…

Démonter les logiques sous-jacentes

On le voit : du point de vue des partisans du nucléaire, la logique caricaturale argumentative se construit en une opposition binaire. Les anti-nucléaires seraient irrationnels et émotionnels, passéistes, surferaient avec démagogie sur des craintes non fondées, n’avanceraient que les arguments idéologiques, tandis que les pro-nucléaires seraient rationnels et guidés par l’expertise des scientifiques de pointe, le souci d’assurer de façon responsable et réaliste un approvisionnement énergétique nécessaire au progrès.

Anti- nucléaire Pro-nucléaire
Irrationnel Rationnel
Passéiste Progressiste
Démagogique Responsable
Idéologique Réaliste

Si l’on veut pouvoir penser et agir aujourd’hui, c’est très précisément ce cadre implicite qu’il s’agit d’identifier, de contester et de refuser. Mais il s’agit surtout de bien voir qu’il peut être retourné, point par point. Les analyses et les propositions des écologistes montrent qu’il est irresponsable, irrationnel et intenable de conserver au nucléaire la place occupée aujourd’hui dans la production d’électricité et qu’une politique d’avenir se doit de tourner le dos à ce choix historique.

Des experts s’approprient le débat.

Il y a d’autres choses encore. Le recours à des experts pour expliquer ce qui se passe contribue à faire de l’option nucléaire une affaire de haute technicité, limitant les discussions à une sphère extrêmement réduite de spécialistes. Ce recours à l’expertise de techniciens (on va procéder à des crash tests…) infantilise une opinion publique. Ne rassure-t-on un enfant pour qu’il s’endorme et pour que les adultes puissent s’occuper des choses grandes personnes ?

On ne fait pas appel à la responsabilité et à l’intelligence citoyennes et le débat politique démocratique se voit exproprié d’un sujet fondamental : les orientations prioritaires de notre avenir collectif.

Aujourd’hui la question n’est donc pas «Faut-il sortir ou non du nucléaire ?» mais plutôt «Comment s’agit-il de réorganiser nos modes de vie et de vivre ensemble sur cette planète pour pouvoir sortir au plus tôt du nucléaire, tout en gérant, pendant des centaines, voire des milliers d’années, les conséquences des options énergétiques prises dans les années soixante et septante?».

Seuls de vastes débats démocratiques et une pédagogie des enjeux peuvent construire un contrepoids suffisant pour soutenir des décisions politiques courageuses, qui devront aller résolument à l’encontre des intérêts financiers, industriels et géopolitiques qui sont en jeu.

Gérard Pirotton
Dans les suites de Fukushima – 17 mars 2011

Pargerardpirotton

De Wever favorable à un scrutin majoritaire. Décodage

Bart de Wever veut un scrutin majoritaire? (Annonce RTBF, 20 sept 2020).

Contextualisons. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer la dimension tactique. Etre le parti majoritaire dans la population majoritaire du pays, cela ne se refuse pas! Mais prenons davantage de hauteur encore en faisant un peu de droit constitutionnel et en mettant en évidence qu’un scrutin peut avoir au moins deux objectifs différents.
Dans le premier cas, il vise à obtenir une assemblée parlementaire qui soit à l’image des différentes sensibilités présentes dans le chef des électeurs/trices. Ici, le parlement est à l’image de la diversité qui compose le pays concerné. Ce scrutin est dit «proportionnel». La difficulté est alors de composer un exécutif qui soit nécessairement le fruit d’une négociation entre quelques-unes des composantes de cette diversité. Dans le second cas, le scrutin vise à avoir un exécutif qui dispose d’une majorité large et stable devant l’assemblée, sa représentativité est donc secondaire par rapport à la lisibilité et la solidité qu’il permet de dégager. Les nécessaires «compromis» se font au sein des formations politiques qui se présentent au suffrage, chacune d’elles ambitionnant de gouverner seule. Ce scrutin est dit «majoritaire».
Les Etats-Unis ou la France sont des exemples de scrutins majoritaires. Une expression rend compte de ce système : «The winner takes all» – le vainqueur emporte la mise. La Belgique, la Suisse, le Danemark… sont des pays dits «consociatifs», c-à-d pétris de diverses sensibilités qui trouvent à s’exprimer dans des groupes, des organismes, des associations et… des partis politiques et un système conséquent. Le scrutin proportionnel qui y prévaut est cohérent avec la coexistence de ces diversités.
Au-delà de l’avantage électoral recherché et de la nécessité où il est d’exister à côté d’un Belang envahissant, la référence au scrutin majoritaire de Bart de Wever est donc en rupture avec le caractère «consociatif» de la Belgique. En cela il est aligné sur les invariants de son programme. D’une part, la Belgique dans son ancien fonctionnement n’existe plus et les choses sont bien gérées quand les Flamands seuls décident pour les seuls Flamands. D’autre part, selon lui, il existe un peuple flamand, unanime, dont il est l’incarnation et l’expression, («Je vous comprends, je vous écoute, je parle en votre nom parce que je vous connais…»), sans la médiation que représentent les différents corps intermédiaires.
Concluons. Pour les démocrates, l’enjeu crucial est de faire apparaître les diversités et les tensions qui caractérisent les habitants de Flandre et la nécessité d’un système politique qui soit à l’image de cette diversité.