Appeler à comprendre : une impérieuse nécessité

Pargerardpirotton

Appeler à comprendre : une impérieuse nécessité

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« Penser est difficile, c’est pourquoi la plupart des gens jugent ».

Carl Gustav Jung

On le reconnaîtra facilement, c’est peu dire que la situation sanitaire qu’affronte l’humanité entière est aussi exceptionnelle qu’exigeante. Cette exigence repose, notamment, sur les épaules de celles et ceux dont l’information est le métier. Et c’est plus particulièrement vrai encore dans le cas du service public.

Comprendre ce qu’est une pandémie, une zoonose, leurs liens avec les emprises croissantes de l’exploitation industrielle des ressources planétaires… comprendre les contextes de propagation et les gestes-barrières, prendre en compte les limites d’accueil du secteur hospitalier et les dépendances à l’égard de l’industrie pharmaceutique, puis, sur cette base, comprendre l’importance de distinguer entre ces indépassables contraintes de court terme et la redéfinition de lignes politiques à moyen terme, qui rencontrent la nécessité impérieuse de refinancer les services collectifs et redonnent aux autorités publiques la légitimité et les moyens d’action pour gérer l’intérêt commun… comprendre l’importance de cesser d’opposer les secteurs les uns aux autres et préférer une approche par arbitrage et par accompagnement de celles et ceux qui se voient contraint∙es de suspendre, de réorienter, voire de supprimer leurs activités… tout cela est crucial. Et cela l’est d’autant plus que cette crise sanitaire n’est qu’un galop d’essai qui préfigure l’affrontement des menaces autrement plus vitales que sont les dérèglements climatiques, les pertes affolantes de biodiversité et les impacts sociaux.

Des jugements au bord du le trottoir

Les médias ne cessent pourtant de nous donner le spectacle affligeant du contraire et c’est tout spécifiquement le cas du traitement de l’information politique télévisuelle, relative à la crise sanitaire. De véritables « tics » professionnels semblent s’être peu à peu mués en standards, comme l’usage surabondant de « micro-trottoirs ». (1) Ainsi par exemple de l’annonce d’une épreuve cycliste, qui se réduit à la ) présentation d’une série de courtes interviews de riverain∙es, se plaignant de ne pouvoir assister au passage de la course depuis leur seuil, mesure exagérée à leurs yeux alors que, les années précédentes, c’était l’occasion de réjouissances avec famille et ami∙es.

Mais ce n’est encore là que la surface des choses. Car cet appel obsédant à ces paroles anonymes se fonde sur des croyances qui apparaissent bien fragiles ‒et c’est peu de le dire‒ aussi tôt que l’on cherche à en dessiner précisément les contours. Ce recours à des opinions « citoyennes » prises « au hasard » est implicitement motivé par un présupposé : c’est leur spontanéité naïve qui fait la valeur de leur avis. On se souviendra alors que Trump avait utilisé cet argument en faveur de sa propre candidature à la fonction présidentielle : « Je ne fais pas partie de sérail, je ne suis pas un professionnel de la politique et c’est précisément cela qui fait que je serai bon pour le job ». A quoi Obama avait répondu que s’il devait se faire opérer ou prendre un avion, il préférait mettre son sort entre les mains d’expert∙es. Comme on le sait, cela n’a pas empêché l’argument poujadiste et populiste de Trump de contribuer à sa victoire.

Autre nouvelle coutume : le recours à des « sondages ». Et si les guillemets s’imposent, c’est parce qu’en toute rigueur, un sondage fiable exige la rencontre d’une série de conditions (échantillonnage pondéré, validation de la formulation des questions posées, etc.) On est souvent loin du compte : les questions posées sont formulées de manière fermée, les items sont prédéfinis et constituent le plus souvent un appel au jugement. On n’a pas non plus la moindre idée du profil des personnes qui répondent, en rapport avec les diversités qui caractérisent la population en général. Si l’on s’intéresse alors à leur raison d’être et à l’usage qui peut en être fait, on notera que cette façon de faire présente un avantage : celui d’installer le présentateur qui en fait état dans la position de celui qui sait ce que pensent « les gens » et se trouve dès lors mandaté pour l’exprimer publiquement en leur nom.

Quelques exemples

Illustrons cela de quelques exemples. Dans les suites du Comité de Concertation de la veille, Nathalie Malleux et François de Brigode recevaient le Premier Ministre dans « Jeudi en prime », ce 15 avril 2021. Sur le plateau, les interventions des deux journalistes comprennent essentiellement des termes et des expressions comme « des mesures qui ne répondent pas aux attentes et aux espoirs de la population », « les mécontentements », « la fronde », « demande de justification », « hommes et femmes en colère », « la population en a marre », « il y a des marches avant et des marches arrière », « les gens disent : on nous prend pour des idiots »,…

Si l’on s’intéresse, non aux contenus échangés mais davantage à la « posture » qu’ils impliquent, on pourra dire ceci, qui présente deux aspects. Le premier consiste, pour les journalistes, à s’instituer en chambre d’écho de mécontentements, les supposant unanimes et les tenant ainsi pour justifiés. Le second revient à s’autoproclamer juges des politiques menées et à sommer les personnes qui prennent ces décisions, non seulement de s’expliquer ‒ce qui fait sans doute partie de leur job‒ mais surtout de se justifier et de rendre des comptes.

Autre exemple qui concerne l’Europe, cette fois. Un Remarquable reportage, signé Yann-Antony Noghès, plonge dans les coulisses de la négociation de l’ « Accord Climat Européen ». il est diffusé le 14 avril dans l’émission « QR – le débat. » Ce documentaire donne à comprendre ce qu’est la politique, une négociation, une stratégie, sa dimension humaine aussi. Rien n’est simple, en effet. Et il est de la responsabilité citoyenne de reconnaître cette complexité comme l’essence même de la politique, de la prise de décision… C’est précisément ce que montre ce reportage, bravo.

Par contraste, il en va tout autrement de l’introduction qu’en a faite Sacha Daout, une présentation que se voulait sans doute une « accroche »dont le ton était motivé par le souci de « capter » les téléspectateurs. Dans cette introduction, aucun des adjectifs utilisés pour qualifier l’Europe n’était positif : incohérente, opaque, incapable, cette Europe n’a rien pour plaire. Ce qui revient à porter un jugement et à entretenir la suspicion puis à placer les témoins sur le plateau dans l’obligation de devoir « rattraper » cette image désastreuse, induite par l’introduction racoleuse du présentateur, qui frise une invitation au poujadisme.

Juger ou chercher à comprendre ?

Généralisons. Ce qui est frappant dans l’attitude des journalistes, c’est qu’ils et elles semblent dans l’ignorance complète des effets performatifs des termes dans lesquels leurs questions sont posées et des jugements péremptoires qui sont ainsi formulés. Pour le dire autrement : formuler de telles sentences, même si elles sont déguisées en questions d’interviews, revient à valider les jugements dépréciateurs d’une partie des opinions publiques. Cela revient également à encourager la paresseuse tendance à préférer juger plutôt que faire l’effort de comprendre.

Devançons d’emblée quelques contre-arguments. Les journalistes ne feraient qu’exprimer un ressenti partagé par la population. Rien n’est plus faux : d’une part, ce n’est au mieux que l’avis d’une partie de la population et non de toute ; d’autre part, le ressenti de d’aucuns n’en fait pas d’office une vérité à présenter sur antenne. Or, les exposer tels quels revient à donner le statut de faits avérés à ce qui ne sont que des opinions et des jugements échafaudés à partir de points de vues particuliers. Mettre ainsi tout avis sur le même pied, les tenant tous dignes d’une égale considération, équivaut à disqualifier des arguments solides, fondés sur l’étude et un travail de qualité, y compris donc le travail de recherche journalistique lui-même. La valorisation des « opinions de trottoir » joue alors comme feedback amplificateur qui aggrave la dimension d’un problème majeur : la construction et l’entretien de la crédibilité des grands médias et tout particulièrement l’information télévisée.

Autre possible contre-argument : exprimer des « avis citoyens » est une manière de conduire les politiques à s’expliquer. Les gens se posent ces questions, il faut que les politiques y répondent. C’est là une autre très mauvaise justification. En effet, ainsi que l’a très bien montré le cognitivo-linguiste George Lakoff (2) , évoquer une manière de voir les choses, même pour la critiquer, revient surtout… à la faire exister davantage ! « Essayez un peu de ne pas penser à la éléphant », demande-t-il ! De plus, répondre à une question mal posée revient à accepter les termes dans lesquels elle est formulée et les croyances sur lesquelles elle est fondée, ce qui place les politiques devant un dilemme : répondre à une question-piège ou passer pour quelqu’un qui se dérobe ? Dès lors, la question journalistiquement neutre consiste à poser simplement la question : « Expliquez ce qui vous a conduit à prendre telle décision ». Ramassons l’argument en formulant sa pointe : relayer des jugements péremptoires et des affirmations insuffisamment informées participe au travail de sape de la crédibilité de la capacité d’action des pouvoirs publics, quand nous en avons au contraire le plus grand besoin pour faire face, notamment, aux enjeux sans précédent du dérèglement climatique.

Le prétexte de l’expression des « avis des citoyens » exige encore une autre réponse. La responsabilité des médias ‒qui plus est de service public‒ est d’expliquer, non de surfer sur les ressentis de manière racoleuse et souffler sur les braises du doute à l’égard des autorités publiques, qui n’ont certes pas besoin de cela. Au contraire : reconnaître dans la complexité du fonctionnement des institutions la complexité même de nos sociétés est une responsabilité citoyenne à laquelle il s’agit d’inviter et celle de médias est de fournir les informations permettant d’élaborer et renforcer cette nuance. Autre accent déterminant : ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas les raisons d’une mesure, ou qu’elle nous impacte négativement qu’elle est forcément incohérente et insensée. C’est là un des axiomes de l’approche stratégique (3) : ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas l’attitude d’un acteur que sa conduite est nécessairement insensée. Cette conduite est simplement guidée par des raisons différentes des nôtres, en raison du fait que cette autre dispose d’un autre point de vue que le nôtre. Chacun∙e a des raisons de se comporter de telle ou telle manière et notre incompréhension n’équivaut pas à un droit dont nous disposerions de juger ces autres comme déraisonnables.

Reste sans doute encore l’argument de la concurrence : si « les gens » ne se sentent pas personnellement concernés, ils se tourneront vers d’autres chaînes, voire d’autres médias, répète-t-on dans les conseils d’administration et les comités de rédaction. Cet argument contient deux vices. Au plan stratégique, d’une part, cela revient à concéder à l’extérieur le soin de déterminer la ligne éditoriale qui n’est donc pas élaborée en interne, de manière autonome, en affirmant une spécificité, en rencontrant des exigences de qualité et en valorisant les compétences des journalistes. Au plan juridique et éthique d’autre part, dans la mesure où cela prend les allures d’un renoncement à ses missions de service public pour privilégier la logique marchande, celle de la préservation, voire de la conquête de parts de marché. Aussi rationnel qu’il semble l’être à court terme, ce « calcul » peut toutefois s’avérer suicidaire à moyen ou long termes. Les téléspectateur/trices exigeant∙es continueront à se détourner de la télévision, dans la mesure où ils et elles recherchent, sans les y trouver, des éléments de compréhension et de réflexion ; restent les autres, dont les chaînes en concurrence continueront à rivaliser pour s’attacher l’audience, recourant pour cela à des moyens racoleurs, creusant ainsi davantage encore le déficit de citoyen∙nes informé∙es et responsables.

D’abord ne pas nuire

Un repère éthique fondateur pour tout∙e professionnel∙le du soin, « Primum non nocere », s’applique ici parfaitement pour souligner la responsabilité des professionnel∙les de l’information politique. Donner à comprendre la complexité des choses, inviter à la réflexion critique, contextualiser des informations ponctuelles, multiplier des points de vue, plutôt que relayer des mécontentements autocentrés et des jugements à l’emporte-pièce… voilà les manières de ne pas nuire à la crédibilité des autorités publiques. Nous ne doutons pas que la crise sanitaire mondiale finira pas être dépassée. Mais elle n’est quasi rien en regard des exigences vitales qu’imposent les dérèglements climatiques, les affolantes pertes de biodiversité et les insoutenables inégalités sociales qui les accompagnent. Il serait nuisible, ‒ pour ne pas dire criminel ‒ d’aggraver ainsi l’érosion maintes fois constatée de la légitimité des pouvoirs publics, au moment même où l’adhésion des populations s’avère plus que jamais décisive. Des changements fondamentaux de modes de vie s’imposent et les décisions radicales pour les organiser requièrent, pour leur mise en œuvre, une confiance des populations, une pleine reconnaissance de leur bienfondé et une participation active. La responsabilité des médias, qui plus est de service public, est de contribuer à cette légitimité.

Notes

(1)  Un autre billet de ce blog a déjà traité cette dimension :… Voir : https://gerardpirotton.be/covid-artifices-medias-democratie

(2)  Voir : https://gerardpirotton.be/politique/elephant-de-lakoff

(3)  CROZIER M., FRIEDBERG E., (1977),  « L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective », Seuil, Paris. 
Voir sur ce site: https://gerardpirotton.be/organisations-theories/analyse-strategique-crozier-friedberg

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