Lettre Ouverte à Johann Chapoutot
À propos de son essai, co-écrit avec Dominique Bourg : « Chaque geste compte », Manifeste contre l’impuissance publique, Gallimard, Paris, 2022.
Cher monsieur Chapoutot,
J’ai eu l’occasion de vous entendre dans l’émission de Mathieu Vidard, « la Terre au carré », diffusée sur France-Inter ce 13 novembre 2023 et je vous en remercie.
Je voudrais tout d’abord commencer par cette affirmation préliminaire : je suis entièrement d’accord avec vous ! J’admire votre travail. Durant plus de 25 ans, j’ai donné des cours de sociologie des organisations à des cadres et des futurs cadres du secteur non-marchand. J’ai quelquefois rencontré de la fascination pour l’efficacité prêtée aux pratiques managériales du privé ! Vos travaux m’ont régulièrement permis de répondre à ces interpellations, en insistant au contraire sur la nécessaire cohérence à construire et entretenir, avec vigilance, entre les aspirations du secteur non-marchand et les pratiques d’organisation du travail à mettre en œuvre. Merci pour cela, aussi. « Manifeste contre l’impuissance publique » est aussi dans ma pile des lectures en attente…
Si je me permets d’insister sur ce point, ce n’est pas par flagornerie, mais pour que nous puissions considérer comme point de départ notre accord sur le fond de ce que vous avez avancé. Je rejoins aussi l’énergie d’indignation que vous avez manifestée. Les nécessaires changements ne sont pas là : c’est affolant et scandaleux.
Cela étant dit, allons plus loin, en réfléchissant cette fois en des termes stratégiques : cette manière de s’exprimer suscite-t-elle les effets attendus ? En divers endroits, le ton que vous avez utilisé est celui du mépris à l’égard des acteurs qui font la décision politique, singulièrement en France. On peut certes y voir une réponse au mépris si souvent affiché par le sommet de l’État français à l’égard, notamment, de celles et ceux qui alertent sur l’état de la planète. On pourrait s‘attarder sur ce mépris : mais faisons court. C’est en réalité une arme à double tranchant, une arme susceptible de blesser tout autant celui qui s’en sert que celui qu’elle vise, selon l’adage : « D’abord, je vous traite comme j’aimerais être traité par vous, ensuite je vous traite comme vous-même l’aurez fait avec moi ».
Mais on peut aussi lire cette attitude comme votre réponse à cette question en apparence toute simple : pourquoi les décideurs politiques ne comprennent-ils pas ce que disent les scientifiques ? Et votre réponse est celle-ci : parce qu’ils sont bêtes ! Ah, bien sûr, cela nous fait plaisir. Mais admettons tout de même que d’autres réponses sont envisageables. Pour ma part, je propose celle-ci : si les politiques n’entendent pas les signaux scientifiques, c’est précisément parce qu’il s’agit de signaux scientifiques et non de signaux politiques ! Développons.
La plupart des scientifiques estiment que leur rôle consiste, pour l’essentiel, à « dire les faits ». Au mieux, ils en dégagent quelques préconisations. C’est là, proposait Bruno Latour, une des interprétations possibles du film « Don’t Look Up ! » Dans cette fiction métaphorique, les scientifiques pensent que leur responsabilité ne va pas au-delà et qu’ils ont fait le job en se limitant à exposer les faits.
Ayons ici recours à un élément d’histoire. (1) En 1971, âgé alors de 29 ans, Denis Meadows est invité à faire une présentation d’une version intermédiaire de son futur rapport, devant une délégation du Club de Rome, commanditaire de cette étude. Il est sidéré par l’incompréhension qu’il constate chez ses interlocuteurs de notions, pourtant élémentaires à ses yeux, comme la différence entre progression linéaire et progression exponentielle. On demande alors aux chercheurs de rendre pédagogiquement plus explicites les notions utilisées. C’est Donella Meadows qui se charge de cette rédaction. A la lecture de cette nouvelle version, Aurélio Peccei, un des fondateurs du Club de Rome, ce serait alors écrié : « C’est cela que je veux, pas un rapport scientifique ». On le saura donc, Donella Meadows est bien l’autrice du « Rapport Meadows ». Dès lors, si des capitaines d’industrie, comme ceux qui constituaient cette délégation, étaient incapables de comprendre ces notions, que dire alors de publics plus larges ?
Le savoir ne conduit pas à l’action
S’il est une leçon à tirer de tout cela, c’est qu’il nous faut renoncer à la croyance, je souligne le terme, cette croyance qui est un implicite nécessaire à tout exposé scientifiquement argumenté : « Si ils et elles comprennent, ils et elles agiront en conséquence. » Or, les travaux en sciences cognitives l’ont abondamment montré, ce n’est pas la compréhension rationnelle qui est le moteur de l’action, mais d’autres ressorts de la cognition humaine. Nous sommes des scientifiques : écoutons donc ce que disent les scientifiques… des sciences cognitives et de la communication. (2)
Cette croyance selon laquelle le savoir conduirait à l’action est contestée depuis des dizaines d’années par les travaux en psychologie sociale et d’autres sciences sociales (pensons notamment à la réduction de la dissonance cognitive). De plus, comme le note aussi Thierry Liebaert, (3) avec une certaine ironie, on peut aussi constater une corrélation entre d’une part le niveau d’éducation et d’information et d’autre part le fait d’avoir des comportements et modes de vie dommageables pour le climat et la biodiversité.
Si l’on veut permettre aux opinions publiques de s’approprier des discours scientifiques (tout le monde n’a pas fait « Bac+5 »), il s’agit donc de le faire dans des termes qui ne nécessitent pas, pour les comprendre, la maîtrise de compétences dont l’acquisition exige des années de travail. Mais il s’agit plus encore de le faire dans des termes susceptibles de susciter l’adhésion la plus large.
Des signaux politiques
Reprenons donc notre question, autant que la réponse que je propose de lui donner : pourquoi les décideurs politiques ne comprennent-ils pas ce que disent les scientifiques ? Réponse, parce qu’un énoncé scientifique n’est pas un signal politique. Le signal politique, c’est celui qui est donné par le résultat des élections.
En continuant à argumenter sur la seule base de données scientifiques, nous ne toucherons au mieux qu’une dizaine de pourcent de la population ce qui, singulièrement dans un système électoral majoritaire, ne constitue pas une masse critique suffisante pour constituer un signal politique qui puisse être entendu et peser en conséquence.
En continuant à argumenter sur la seule base de données scientifiques, nous négligeons les leçons d’autres études scientifiques qui l’affirment : lorsque les faits viennent contredire des cadres de pensée, ces cadres sont maintenus et les faits sont ignorés. Ainsi que l’affirme le cognitivo-linguiste George Lakoff : « Croire que les gens abandonneront leurs croyances irrationnelles face à la force des preuves qui leur sont présentées est elle-même une croyance irrationnelle, non étayée par des preuves. »
En continuant à argumenter sur la seule base de données scientifiques, nous aurons sans doute la satisfaction de nous draper dans la certitude d’avoir raison ; mais cette cape revient, pragmatiquement, à nous rendre invisibles aux yeux de celles et ceux qui partagent d’autres repères que les nôtres.
Cher Monsieur Chapoutot, j’espère avoir pu vous intéresser. Je serai ravi de poursuivre cet échange avec vous, sous quelque forme que ce soit.
Soyez assuré de mon admiration pour votre travail.
Au plaisir de vous lire et de vous entendre.
Gérard Pirotton
(1) Voir notamment: https://gerardpirotton.be/parler-du-climat
(2) https://etopia.be/blog/2022/09/27/le-petit-lakoff-sans-peine
(3) LIBAERT Thierry, (2020), « Des vents porteurs. Comment mobiliser (enfin) pour la planète », le Pommier, Paris)
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